CD : Femmes compositrices - Intégrale des mélodies des Sœurs Boulanger
La discographie de Nadia et Lili Boulanger s'enrichit singulièrement. La mezzo-soprano Lucile Richardot et la pianiste Anne de Fornel se sont fixé le challenge d'enregistrer l'ensemble de leurs mélodies en compagnie de deux autres chanteurs talentueux, Stéphane Degout et Raquel Camarinha. Est associé un florilège de pièces instrumentales. La haute tenue de l'interprétation rejoint le bonheur que procure l'écoute de ces pages aussi inspirées qu'émouvantes.
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On prend conscience que Nadia (1887-1979) et Lili Boulanger (1893-1918) doivent être placées au nombre des grands mélodistes français. Issues d'une famille musicienne, l'une et l'autre manifestent des dons musicaux précoces. Chacune possède un style bien affirmé et différent : intériorisé, tout en demi-teinte chez la cadette, lumineux pour ce qui est de Nadia. Débutée en 1901 (Nadia) et 1910 (Lili), leur carrière ne dépassera cependant pas le début des années 1920, car suite au décès de cette dernière en 1918, sa sœur qui ne se remettra pas de cette perte, cessera de composer en 1921 pour se consacrer à la pédagogie. Aussi leurs œuvres sont-elles le reflet d'une période charnière, celle de la Belle époque et du symbolisme en musique. Elles sont influencées tant par Fauré que par Debussy.
Le corpus de mélodies de Nadia Boulanger est constitué de 38 œuvres. Si la première, ''Extase'' (1901), est tirée de Victor Hugo, c'est vers les symbolistes qu'elle se tourne. Comme Armand Silvestre (''Allons voir sur le lac d'argent'' (1905), ou ''Poème d'amour'' (1907). Verlaine aussi avec ''Désespérance'' (1902), ou ''La mer'' sur un accompagnement mouvant. La poétique d'Albert Samain va l'inspirer dans plusieurs mélodies écrites en 1906, puisées au recueil Le chariot d'or, telles que l'évanescente ''Versailles'', la mystérieuse ''Ilda'', ou au contraire le lugubre ''Un grand sommeil noir'' ou encore la secrète évocation qu'est ''Mon âme''. Nadia compose aussi sur des textes de Maeterlinck : ''Cantique'', lumineuse pièce dans sa scansion légèrement hymnique, ou la nostalgique ''Heures ternes'' (1910). Elle mettra en musique en 1908 trois poèmes de Heine. Le sommet de sa production reste le cycle Les heures claires, huit mélodies tirées d'Émile Verhaeren, écrites à quatre mains avec Raoul Pugno, le mentor et indéfectible soutien de la compositrice. Là où le piano se fait narratif et où le chant épouse de près la poétique de l'auteur belge célébrant l'amour. À la différence d'une précédente interprétation confiée à la voix de ténor de Cyrille Dubois, le cycle est ici confié à deux interprètes, une mezzo-soprano et un baryton, ce qui ouvre d'autres perspectives et apporte à ce cycle une aura particulière. Après un silence de quelques années, Nadia Boulanger revient au genre en 1920 avec six mélodies sur des textes de Camille Mauclair. Dont ''Doute'', ou une frayeur cachée, ''Au bord de la route'', là où le piano se fait inquiétant par ses incessants roulements, ''Le couteau'', aussi déclamatoire au piano que dans le chant, ou encore ''Chanson'' tout aussi tragique dans son âpreté.
Les mélodies de Lili Boulanger sont peu nombreuses, mais constituent autant de joyaux. C'est en 1910 qu'elle compose, sur des poèmes de Maeterlinck, ''Attente'' puis ''Reflets'' et son bel ondoiement aquatique. Vient ensuite ''Le retour'' (1912) sur un texte de Georges Delaquys, aux harmonies presque sensuelles pour décrire le balancement du vaisseau emportant Ulysse vers Ithaque. Son œuvre maîtresse demeure Clairières dans le ciel (1914), tirée des poèmes ''Tristesses'' de Francis Jammes. Dans ces 13 mélodies, dédiées à Fauré, la partie de piano est extrêmement ouvragée et l'écriture vocale serrée, avec de longues notes tenues en fin de phrases, des crescendos débouchant sur des climax pas toujours aisés à négocier dans le haut du registre de soprano. Mais la vocalité se fait tout à tour évanescente (''Parfois je suis triste''), comme murmurée (''Nous nous aimons tant''), extatique (''Les lilas'', ''Deux ancolies''). On y entend une réminiscence de l'accord de Tristan und Isolde de Wagner (''Si tout ceci n'est qu'un pauvre rêve''). L'ultime pièce et la plus développée (''Demain fera un an'') est d'une désarmante tristesse avec emphase sur les mots « plus rien ». La dernière mélodie de Lili Boulanger, ''Dans l'immense tristesse'' (1916), sonne comme un poignant adieu à la vie de la part d'une jeune musicienne qui se sait condamnée : une stance déchirante sur un sinistre accompagnement de piano, seulement traversé d'accords souvent dissonants.
Ces mélodies reçoivent des exécutions hautement pensées, majoritairement par Lucile Richardot. Cette jeune mezzo dont on connaît les éminentes prestations dans le répertoire baroque, se révèle une diseuse d'égal talent. Son beau timbre moiré et une diction d'un parfait naturel apportent au récit une aura de distinction. On saluera encore les contributions de Stéphane Degout et sa souveraine maîtrise de l'art de la mélodie, mais aussi de la soprano Raquel Camarinha. Cheville ouvrière de l'entreprise, la pianiste Anne de Fornel impressionne par un toucher d'une grande sensibilité et un vaste nuancier rendant justice à des pièces de facture différente.
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L'album propose également quelques pièces instrumentales. Ainsi des Trois pièces pour violoncelle et piano de Nadia (1911-1913), essentiellement confiées au registre médian de l'instrument à cordes. Auxquelles fait peut-être écho D'un soir triste de Lili (1917-1818), pour la même formation, sombre méditation, quoique la fin figure une progression salvatrice, comme si la tristesse était vaincue. Lili aura écrit auparavant plusieurs œuvres pour violon et piano : Pièce, d'un lyrisme légèrement nostalgique, Nocturne (1911) qui se distingue par ses vagues mélancoliques du violon, ou encore D'un matin de printemps (1917), joyeuse ritournelle où les deux partenaires sont traités avec une égale maîtrise. Le violon de Sarah Nemtanu comme le cello d'Emmanuelle Bertrand sont soutenus là encore par le piano évocateur d'Anne de Fornel. Au titre des pièces pour piano seul, celle-ci donne Vers la vie nouvelle de Nadia et ses Petites pièces pour piano, aisées dans leur émouvante simplicité (1914-1916). Leur exécution immaculée rejoint celle de Johan Farjot dans son CD ''Sisters''.
Les prises de son au studio RIFFX de la Seine Musicale restituent l'intimisme de ces œuvres inspirées de deux compositrices qui méritent une place de choix parmi leurs contemporains masculins.
Texte de Jean-Pierre Robert
Plus d’infos
- ''Les heures claires''
- Nadia et Lili Boulanger : mélodies (intégrale)
- Pièces instrumentales
- Lucile Richardot (mezzo-soprano), Stéphane Degout (baryton), Raquel Camarinha (soprano), Anne de Fornel (piano)
- Avec Sarah Nemtanu (violon), Emmanuelle Bertrand (violoncelle)
- 3 CDs Harmonia Mundi ; HMM 9902356.58 (Distribution :[PIAS])
- Durée des CDs : 61 min 29 s + 60 min 27 s + 69 min 08 s
- Note technique : (5/5)
CD disponible sur Amazon
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