CD : Gengis-Khan à l'opéra

Poursuivant son exploration des œuvres lyriques d'Antonio Salieri, et aprèsplusieurs titres dont Les Horaces et Armida, Christophe Rousset se tourne vers Cublai, Gan Kan de' Tartari. Donné en première au disque dans sa version originale italienne, ce dramma eroicomico flatte décidément plus le mode buffo que la veine seria. Il reçoit une interprétation superlative entre les mains expertes du chef, de ses Talens Lyriques et d'une distribution homogène.  

Cublai, Gran Kan de' Tartari (1788) occupe une place médiane parmi les 45 opéras connus composés par Salieri entre 1768 et 1804. Sous la plume acérée du librettiste Giovanni Battista Casti, rival de Lorenzo da Ponte, le sujet en est la critique des cours royales européennes de l'époque, singulièrement celle de Russie ; ce qui allait conduire à la censure. En effet, Joseph II, allié de Catherine II, ne pouvait se permettre de laisser offenser celle qu'il soutenait par calcul politique. Aussi le dramma tomba-t-il dans l'oubli pendant plus de deux siècles, jusqu'à ce qu'il fut redécouvert récemment et surtout que Christophe Rousset ne s'en empare dans le cadre de son entreprise de réhabilitation des œuvres lyriques du compositeur. Après une série de représentations scéniques à Vienne au printemps 2024, enregistrement en était réalisé dans sa version italienne originale, en première au disque.

Le livret met en scène l'imprévisible autocrate et fort influençable potentat tartare Cublai, préoccupé de sa succession. Le trône doit revenir à son fils Lipi, jeune écervelé, pour ne pas dire benêt, qu'on veut marier à la princesse bengali Alzima. Pour ce faire, Cublai fait amener la belle à la cour par son neveu Timur. Bien sûr, ces deux-là s'aiment et le projet est voué à l'échec. Après moult rebondissements, qui voient même Cublai s'enticher de la princesse bengali, Timur sera désigné comme héritier et épousera celle-ci. Divers personnages, dignes de la commedia dell'Arte, auront pimenté une trame patchwork : Posega, précepteur de Lipi, fomenteur de complots, Orcano, maître de cérémonie uniquement préoccupé de grandiloquence, et surtout deux aventuriers italiens, Bozzone et Memma, qui entendent tirer les ficelles des divers imbroglios qu'ils manigancent. On est stupéfait de la franchise du texte, souvent cru, au fil de récitatifs au débit rapide et de changements d'atmosphère en un tournemain. Les arias brèves sont souvent interrompues par le récitatif. Les ensembles sont nombreux, duos (en particulier de basses), trios et quatuors endiablés. Ainsi de celui qui clôt le finale du Ier acte, qualifié par Salieri lui-même de « caos d'azione e di musica ». L'interpénétration du seria et du buffo révèle un montage audacieux pour l'époque, là où au final ce dernier l'emporte. Si Alzima et Timur évoluent dans le registre seria, les intrigants Bozzone, Memma, Orcano et Posega ressortissent à la veine comique. Quant au personnage-titre, il broche sur les deux versants : caractère fruste, autocrate bien peu éclairé, arbitraire dans ses volte-face, sans manière et libertin. La « Terreur de l'Orient », n'est-il pas plutôt un tyran de pacotille.

Grand défenseur de la musique de Salieri, Christophe Rousset livre de ce que Stendhal qualifiait de « plaisanterie pleine de feu », une lecture pour le moins engagée. Les appels belliqueux voisinent avec des sonorités plus légères, tout autant animées, dont émergent des voix instrumentales solistes, que les musiciens des Talens Lyriques dispensent avec art. À la rigueur des ensembles fait écho le soin apporté au récitatif secco ou accompagné. Côté distribution, les voix graves se taillent la part du lion : Mirco Palazzi, Cublai, fait son miel de l'exaltation constante du discours, de la truculence du monarque autoritaire et de ses vrais-faux accès de colère. Fabio Capitanucci, Orcano, et surtout Giorgio Coaduro, Bozzone, ont l'abattage des vraies figures bouffes, caractérisées par le débit rapide, l'agilité dans les cascades de mots, préfigurant les barbons rossiniens type Bartolo. Dans la partie de Posega, Äneas Humm use de son baryton fleuri pour aborder les harmonies instables réservées à un personnage dissimulateur mêlant l'ironique et le pathétique. Anicio Zorzi Giustiniani, Timur, offre un ténor lyrique capable de vocalises généreuses nanties de coloratures audacieuses, qui fait penser au Belmonte de Mozart. Marie Lys prête à Alzima un soprano épanoui ménageant haut la main des vocalises avec sauts d'octave accompagnées de solos, notamment de hautbois. Ana Quintans, Memma, manie le style buffo à la perfection au soutien d'une fine peinture de complotiste. Enfin, le rôle travesti de Lipi est tenu par Lauranne Oliva usant d'un ton enfantin délicieux. On ajoutera la contribution épisodique mais déterminante du Chœur de chambre de Namur.

L'enregistrement au Studio RIFFX1 de la Seine Musicale est d'une clarté exemplaire, ménageant un idoine équilibre voix-orchestre.
Texte de Jean-Pierre Robert 

Plus d’infos

• Antonio Salieri : Cublai, Gran Kan de' Tartari. Dramma eroicomico en deux actes. Livret de Giovanni Battista Casti
• Mirco Palazzi (Cublai), Anicio Zorzi Giustiniani (Timur), Marie Lys (Alzima), Äneas Humm (Posega), Fabio Capitanucci (Orcano), Giorgio Coaduro (Bozzone), Ana Quintans (Memma), Lauranne Oliva (Lipi)
• Chœur de chambre de Namur, Thibaut Lenaerts, chef de chœur
• Les Talens Lyriques, dir. Christophe Rousset
• 2 CDs Aparté : AP 379 (Distribution : [Integral])
• Durée des CDs : 76 min + 83 min
• Note technique :  (5/5)

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