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  • Jean-Pierre Robert
  • Musique

CD : Klaus Mäkelä dirige l'intégrale des Symphonies de Sibelius

Sibelius Klaus Makela

Les symphonies de Sibelius occupent une place à part dans le répertoire. On a longtemps disserté sur leur caractère déroutant, rebutés que sont les auditeurs cartésiens devant un univers d'éléments apparemment épars, de mélodies fragmentées, de morcellement de la pensée, qui peuvent laisser une impression de désordre, en tout cas d'insaisissable. Les temps ont cependant bien changé et l'heure de la réévaluation de ce compositeur est venue. Grâce à l'opiniâtreté de quelques chefs, Herbert von Karajan et Lorin Maazel hier, puis Esa-Pekka Salonen et Simon Rattle. Et maintenant la nouvelle génération, notamment celle des chefs finlandais comme Klaus Mäkelä (*1996). Entouré de l'excellent Orchestre Philharmonique d'Oslo, associé de longue date à l'interprétation de la musique du grand compositeur de Finlande, celui-ci livre une vision renouvelée de ce fascinant corpus qu'il aime visiblement et nous fait aimer. Enthousiasmant !

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La manière du jeune chef, qui signe avec cet album sa première réalisation d'importance au disque sous label Decca, ne cherche pas à gommer les difficultés, à aplanir les angles, non plus que le fini du son, comme Herbert von Karajan par exemple, dont les interprétations au disque font encore autorité (4e, 5e, 6e et 7ème / DG). Klaus Mäkelaä scrute l'idiome de son illustre compatriote avec une rare pertinence : « tout est original chez Sibelius » dit-il, qui ajoute « les relations de proportions entre matériau et architecture sont toujours parfaites ». Il en possède l'ambitus et nous immerge dans l'univers singulièrement suggestif de cette musique et son aspect visionnaire. Comme la maîtrise de l'écriture ''spatiale'' du compositeur finlandais, au point qu'on a pu parler de « dramaturgie de l'espace » (Marc Vignal in ''Jean Sibelius'', Fayard). La manière aussi d'accumuler la tension et de la relâcher, de ''monter'' un gigantesque crescendo, d'user du silence comme du fondu enchaîné pour unir des strates fragmentées, souvent antagoniques. Dans la direction de Mäkelä perçoit-on une volonté de clarification de ce qui est intrication d'éléments épars, bribes de thèmes, d'harmonies étranges dans la savante combinaison chez Sibelius des trois pôles cordes, bois, cuivres, de maîtrise de l'énergie rythmique jusqu'au soubresaut rageur. Et bien sûr l'art de tirer de son orchestre des sonorités âpres ou d'une douceur insoupçonnée, d'une expressivité qui ne connaît pas de baisse de tension. Cet orchestre, le Philharmonique d'Oslo, lui aussi possède en lui-même cette musique, depuis les concerts des années 1920 sous la baguette du compositeur et de Robert Kajanus, puis de ses chefs titulaires prestigieux - dont trois finlandais - Dobrowen, Blomstedt, Kamu, Jansons, Previn ou Vasily Petrenko. La qualité des bois comme des cordes, la cohésion d'ensemble sont dignes des autres grandes phalanges européennes. On ne saurait lui dénier la sonorité idoine pour Sibelius. Klaus Mäkelä, leur chef depuis 2020, a entrepris un travail d'interprétation de ses symphonies. Et la période de lock down du fait de la pandémie lui a permis d'explorer en un temps « immersif », l'espace de quelques quatre mois, de février à début juin 2021, l’entièreté de celles-ci. À l'approche souvent chambriste privilégiée par Simon Rattle, dans son intégrale avec les Berliner Phil (Berliner Philharmoniker Edition, 2015), il préfère une vision plus ''centrale'', ce qui laisse à l'idiome sibélien matière à développer tous ses appâts. Et ils sont nombreux.

La Première Symphonie en Mi mineur op.39, de 1898/1899, est encore dans l'orbite post romantique comme le signale son lyrisme, mais la dramaturgie chaotique qui le tempère marque une vision bien personnelle de cet héritage, comme il en va dès l'introduction du premier mouvement et son solo de clarinette joué ppp qui va libérer un thème mené energico. Dans le second Andante rhapsodique, le chef ne cherche pas à s'appesantir, malgré le romantisme de façade, par un pp d'une grande douceur, ce qui fait ''passer'' les quelques dissonances accumulées par Sibelius. Les traits exacerbés ressortent avec relief, ce que l'orchestre ne lui refuse pas, notamment en termes de rudesse. Le Scherzo lui aussi énergique, éclate littéralement, pour prendre un rythme martelé ''à la Bruckner''. Il précède un Finale Quasi una fantasia dont la mélodie « cantabile ed espressivo » par son généreux rubato est digne de l'école russe, ce que le chef finlandais ne cherche pas tourner vers la facilité mais assoit dans sa vraie authenticité, grâce à un travail instrumental d'une fabuleuse cohérence. La manière change déjà avec la Deuxième Symphonie en Ré majeur op.43 (1902) et cette tendance à ce que Marc Vignal dénomme une « orchestration centrifuge », avec ses silences expressifs, ses changements d'éclairage, son aspect fragmentaire si manifestes à l'Allegretto initial. Conduisant à instaurer un climat presque pastoral, que Mäkelä ne joue justement pas lentement, comme souvent. S'y affirme une synthèse d'éléments atomisés. Car, comme le remarquait à la création le chef Robert Kajanus, « au-delà de l’hétérogénéité, tout ici répond à une logique de ''continu dans le discontinu'' ». Le Tempo di Andante ma rubato, sombre par le chant lugubre du basson, les roulements de timbales, les cellos pizzicatos, n'est sans doute pas aisé à saisir et Mäkelä ne cherche pas à gommer ces convulsions, ces explosions-retombées ; tout comme son compatriote Santtu-Matias Rouvali dans son CD chez Alpha. Le Vivacissimo, en forme de mouvement perpétuel, le chef le traite telle une course effrénée qu'après un silence marqué, tempère le passage trio « lento e soave ». Le finale qui s'élance sur un thème hyper romantique laisse place à un discours étale et de délitement, mais la pièce se clôt en une apothéose fière.

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Klaus Mäkelä ©DR 

La Troisième Symphonie op.52, en Ut majeur, de 1907, voit l'émergence d'une manière désormais caractéristique de Sibelius quant au développement de l'énergie musicale par l'utilisation des rythmes divergents. Une œuvre un peu déroutante que  Klaus Mäkelä met à portée d'écoute : triomphe de l'écriture pour les cordes dans l'Allegro moderato qui promeut un phénomène d'amplification d'une sorte de mouvement perpétuel, manière de chanson populaire nostalgique à l'Andante con moto, dans lequel les bois jouent un rôle essentiel désormais, combien séduisant chez cet orchestre. D'une construction complètement originale, typique du morcellement sibélien et de sa polyrythmie, mais aussi offrant une transparence digne de Mendelssohn, le finale Moderato Allegro offre de monumentales accélérations, de terribles rafales, dans un discours propulsif que le chef maintient haletant. Avec la Quatrième Symphonie en La mineur op.63 (1909-19011), place à l'expérimentation, de l'ordre de l'aphorisme musical avec ses chromatismes, ses dissonances, ses intervalles de triton. C'est selon Mäkelä « la plus personnelle ». La plus astreignante aussi pour l'interprète, qui fit dire à von Karajan qu'elle « l'épuisait physiquement et spirituellement ». Elle est « aussi rude que le destin », soulignait Sibelius, qui entraîne l'auditeur à la limite du chaos. L'austérité caractérise l'entame de cette pièce, sa rugosité presque, avec ses volées de cellos, basses et bassons, prises ici à bras le corps, ses violons agressifs suraigus presque dissonants. Le contraste est saisissant avec l'Allegro vivace, apparemment enjoué par la mélodie du hautbois, traversé d'épisodes agités. La brève séquence trio, Mäkelä en souligne le caractère angoissant. Le Tempo Largo, « le mouvement le plus subjectivement émouvant de tout Sibelius », remarque Vignal (op. cité) offre un espace de méditation, de mystère avec son solo de flûte d'une mélancolie désespérée, tandis que le finale joue à l'envi du morcellement harmonique chaotique, et ici de tension, presque « autodestructrice ».

La Cinquième Symphonie en Mi bémol op.82 (1919) reçoit une exécution d'un fini inouï. On la considère comme la plus accessible et en tout cas comme celle par laquelle il faut entrer dans le monde du compositeur finlandais. Sa lointaine filiation beethovénienne n'y est pas étrangère, qui dans les mouvements extrêmes, signale un héroïsme faisant penser à l'Héroïque. Le premier mouvement est un univers en soi, où l'on découvre le brouillard des cordes ppp, introduisant par un effet d'élargissement de l'espace sonore, une pulsation à travers une série de crescendos, mais aussi une sensation d'instabilité. Tout se résout en un presto endiablé. De même l'Allegro molto conclusif se signale-t-il par son ostinato, dans lequel se loge un mouvement de balancement aux cuivres, s'amplifiant de manière hymnique. Toute cette partie respire un feu ardent sous la direction de Klaus Mäkelä, même dans l'épisode médian « misterioso », dont les cordes pianissimo apportent un contraste saisissant. Le sens de l'extension du champ sonore est extrême, déversé par le chef en une immense montée en puissance, tandis que l’œuvre se termine par six accords abrupts énigmatiques. Au milieu, l'Andante messo dessine par son apparente simplicité un schéma en variations dans un redoutable art de dérouter l'auditeur.

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Portrait de Sibelius dans les années 1900 ©DR 

La Sixième Symphonie en Ré mineur op.104 (1923) est selon Mäkelä « un exercice dans la pureté de l'expression ». C'est aussi celle qui chante le plus. Elle offre austérité et élévation de la pensée au fil de ses quatre mouvements. La présente interprétation se caractérise par la plénitude expressive des cordes à l'Allegro molto moderato, apaisées comme une eau claire par l'élégance de la battue du chef finlandais qui n'élude pas les tensions sous-jacentes. Les dissonances à peine cachées du second mouvement Allegretto moderato et ses changements de rythmes, laissent place au caractère implacable du Poco vivace, un scherzo sans trio, très concentré, presque abstrait ici. Le finale dégage un sentiment de sérénité et met en avant un intimisme qui baigne en fait toute l'œuvre. Ce que le chef obtient effectivement par un formidable travail sur les cordes, celles à la fois pleines et transparentes de l'Oslo Philharmonic. L'autre merveille est la conclusion, alors que la trame se raréfie par paliers et que tout s'achève dans un délicat pianissimo des violons.

La Septième Symphonie en Ut majeur op.105, de 1924, d'un seul tenant quoique faite de quatre parties enchaînées, est un chemin vers l'épure, l'extrême sérénité, selon une alternance de plages vives et lentes. Un sentiment d'unité enfin entrevue, après bien des tâtonnements, malgré l'apparente fragmentation du discours, le schéma tension-détente, l'opposition ombre-lumière. Là encore, dans la première séquence assiste-t-on à un saisissant phénomène d'élargissement sonore, sur un substrat quasi mystique évoquant Bruckner, et contemplatif. Ce qui se poursuit à l'épisode Vivacissimo des cordes tournoyantes et incisives et des bois un brin démoniaques. Ou à la section suivante où l'on semble se perdre dans le geste musical jusqu'à ce qu'apparaissent un motif unificateur ''circulaire'' fff et une puissante phrase de cordes à l'unisson de teneur presque métaphysique. La partie finale, un vaste crescendo jusqu'à un cluster, après quoi tout peu à peu se résout dans le calme intérieur, est peut-être la récompense de cette immense saga orchestrale des symphonies. Surtout interprétées comme elles le sont ici. Sibelius a dit un jour à son éditeur : « tandis que d'autres compositeurs vous apportent toutes sortes de cocktails, je vous sers quant à moi une eau froide et pure ! ». Elle est bien goûteuse à en juger de ce qu'en font Klaus Mäkelä et les musiciens de l'Oslo Philharmonic.

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Klaus Mäkelä / Philharmonique d'Oslo ©DR 

Ils ajoutent le poème symphonique Tapiola op.112 (1926), « le parfait geste conclusif de la production symphonique de Sibelius qui y repousse les limites de la tonalité tout en jetant un regard en arrière vers les motifs folkloriques de ses poèmes symphoniques antérieurs », remarque Mäkelä. Placée juste après la Septième symphonie, l’œuvre semble presque en être la suite. Évocation de l'univers onirique, voire menaçant des forêts du grand nord. Sibelius y pousse les limites de son écriture dont on peut se demander si elle est ici tonale ou atonale, sans doute tout simplement ''non tonale''. Là encore une progression en ostinato aux cordes dessine un thème dont se détachent les bois, singulièrement une soudaine fusée de flûte. Mäkelä fouille ce texte si particulier harmoniquement et en intensité, ces bribes qui apparaissent et disparaissent, ces secousses qui elles aussi vont s'évanouir. L'épisode sombre au médian avec ses bois menaçants sur des cordes presque debussystes, brusquement interrompu par un fortissimo terrifiant d'un orchestre en fusion, le jeune chef le pousse vers des confins insoupçonnés. Sans parler des plages de poésie diaphane qui affleurent çà et là.  

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Cette intégrale symphonique se conclut par Trois derniers fragments, dans une reconstruction due à Timo Virtanen, peut-être pages d'esquisse d'une Huitième symphonie qui ne verra jamais le jour. Continuation ou achèvement de sa propre trajectoire ? Ou plutôt essai de réponse à l'avant-garde des années 1950 et à « des œuvres qui sonnaient bien différemment des siennes ». Car « ses fragments orchestraux laissent entrevoir un langage complètement nouveau qu'il n'arrivait pas à tenir – ou peut-être ne le voulait-il pas », souligne Klaus Mäkelä.

Captées en conditions studio dans la salle de concert de l'Orchestre Philharmonique d'Oslo, en deux sessions compactes (février-mars et mai-juin 2021), les œuvres bénéficient de prises de son cohérentes. L'image est naturelle, aérée et bien proportionnée cordes-vents. L'impact est rien moins que formidable : basses enveloppantes, cordes dans l'extrême aigu non saturées. Les divers plans sont resitués avec clarté. Surtout, l'effet de spatialité est bien saisi et le relief étonnant sur tous les instruments, dont par exemple, les harpes et les timbales.

Texte de Jean-Pierre Robert

Plus d’infos

  • Jean Sibelius : Symphonies N°1 op.39, N°2, op.43, N°3, op.52, N°4 op.63, N°5, op.82, N°6, op.104 & N°7, op.105, Tapiola, op.112, Trois derniers fragments (reconstruction de Timo Virtanen)
  • Oslo Philharmonic Orchestra, dir. Klaus Mäkelä
  • 4 CDs Decca : 485 2256 (Distribution : Universal Music France)
  • Durée des CDs : 85 min 58 s + 67 min 57 s + 66 min 27 s + 45 min 51 s
  • Note technique : etoile verteetoile verteetoile verteetoile verteetoile verte (5/5)

CD disponible sur Amazon

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