CD : Der Freischütz enfin restitué dans sa vraie dramaturgie
Les enregistrements de Der Freischütz de Weber se suivent mais ne se ressemblent pas. Après bien des intégrales prestigieuses et en dernier lieu, au disque, celle de Marek Janowski, voici la vision de René Jacobs. Qui enfin ose revenir à la dramaturgie d'origine et jouer à fond ce qu'est un Singspiel, genre mêlant chant, texte déclamé et dialogues parlés. L'achèvement l'est tout autant sur le plan musical, eu égard à une direction d'orchestre vraiment inspirée et à une distribution, qui pour ne pas satisfaire au culte du vedettariat, réussit la prouesse du pari du naturel. Une version vraie, souvent bouleversante à cet égard. Qui tourne le dos aux clichés trop souvent véhiculés vis-à-vis d'une œuvre réputée hybride, qui ne l'est pas tant que cela.
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Cette nouvelle proposition de l'opéra de Weber tord le cou à une idée bien installée ces temps qui est, dans le domaine du genre mixte parlé-chanté, tels le Singspiel ou l'opéra-comique, de couper sans vergogne dans les dialogues, les réduisant à peau de chagrin, pour ne pas dire de les supprimer purement et simplement, motif pris de ne pas lasser l'auditeur ou, plus hypocritement, de lui procurer un meilleur confort d'écoute ! Ainsi en est-il de la version de Marek Janowski (Pentatone), singulièrement adaptée puisque privée de ses dialogues parlés originaux, remplacés par des ''narrations'', sorte de résumé des événements rapportés dans les dialogues, délivrées par deux personnages, Samiel et l'Ermite. On avait jugé l'idée loin d'être dépourvue de sens. Tout en prenant le contre-pied de l'approche de la suppression des dialogues, René Jacobs va beaucoup plus loin. Car il ose nous rendre le texte d'origine tel que pensé par leurs auteurs, Weber et Kind, en puisant dans les travaux préparatoires de l’œuvre. « Le plus grand atout de ce livret est sa complexité », souligne René Jacobs. Comme à son habitude, le chef s'est livré à un travail approfondi de recherche sur le sens profond de cet opéra romantique. Il emprunte à l'analyse du musicologue Fabian Kolb, singulièrement quant aux quatre niveaux distinguant ce qu'est l'opéra romantique : le fantastique et le surnaturel, le folklore proche du terroir, ce qui a trait à la nature ''animée'' et enfin ce qui touche au domaine religieux. Or c'est à cette dernière strate qu'appartient le personnage de l'Ermite, figure familière dans les contes allemands, hélas réduit à la portion congrue d'une apparition en fin d'opéra tel un deus ex machina. Il ressort pourtant du brouillon du livret de Kind que celui-ci est en fait « la pierre angulaire de l'intrigue ». Et se manifeste dès le début de la pièce. Comme il en va dans le Prologue de l'opéra tel que conçu à l'origine dans le livret de Kind, ici restitué, et mis en musique par René Jacobs. Ainsi l'entend-on immédiatement après l'Ouverture dans un air où il se remémore un songe-cauchemar dans lequel une jeune fille, Agathe, attend son fiancé, et en vient à redouter un méfait, celui ''de la fourberie et de la puissance du Malin''. Toute une scène s'en suit, avec celle-ci et sa parente Ännchen, ce jusqu'à l'intervention du chœur qui marque le début ''habituel'' de l'opéra. L'autre personnage essentiel est celui de Samiel, personnification du mal, âme damnée du jeune Max, et « le moi maléfique de Kaspar », auquel Jacobs n'hésite pas à donner plus de poids que de coutume, soulignant le trait à l'envi dans les textes parlés, rehaussés de percussions. Et ce pas seulement dans le tableau de la Gorge-aux-loups, mais aussi au Ier acte qui voit la préparation de sa machination et au dernier qui scelle sa déconfiture.
Ainsi diverses séquences parlées ou de mélodrame sont-elles intercalées entre les numéros habituels ou en surimpression avec les didascalies. Telle cette courte scène opposant Kilian et Max durant la valse introductive au Ier air de ce dernier. Ou cette scène intermédiaire précédant la chanson de Kaspar (N°4), entrecoupée de ses ''pensées'' dites parlées per se. Le procédé de décryptage serré de la trame trouve sa meilleure illustration dans la scène de la Gorge-aux-loups, épisode cardinal de l'histoire de la balle franche. Recourant à une édition antérieure du livret de Kind, Jacobs a ajouté une sorte de dialogue secret entre Kaspar et Samiel, précédant l'entrée de Max, avec léger bruitage, pour planter le lugubre du décor. Les interventions des deux diaboliques personnages, durant la fonte des balles, sont soulignées rendant encore plus sensible théâtralement parlant tout le travail de préparation de celle-ci. À l'acte III, l'insertion de dialogues substantiels renforce le déroulement de l'action et ses rebondissements, dont un échange entre Max et Kaspar sur fond de bruits d'oiseaux, ou encore l'introduction d'une courte scène entre Agathe et Ännchen, après la Cavatine de la première et avant la Romance de la seconde, là où elle raille l'histoire des balles franches.
René Jacobs ©DR
Pour soutenir pareille dramaturgie, il fallait une équipe de chanteurs totalement vierges de tous présupposés et qui sachent délivrer dialogues et récitatifs comme de vrais acteurs. René Jacobs a, comme souvent, fait appel à de jeunes interprètes, qui manient le langage de Weber avec un étonnant naturel. Le choix des couleurs vocales est aussi très étudié, bousculant certaine tradition, car favorisant des timbres clairs. Ainsi de l'Agathe de Polina Pasztirscák, émouvante dans sa pureté tragico-naïve, offrant un soprano, plus ''léger'' que bien de ses illustres collègues. Pas de profil trop large ici, encore moins de gabarit wagnérien, mais une souplesse dans l'élocution qui confère à l'air ''Leise, leise'' une aura presque de suavité et des sonorités hypnotiques, ce que l'accompagnement des instruments anciens enrichit d'harmonies délicates, comme une sympathique exaltation dans sa dernière partie. La Cavatine de l'acte III avec cello obligé, laisse sous une manière lyrique et douce, transparaître le tragique des sentiments. Pareille impression chez Kateryna Kasper, Ännchen, qui possède un soprano plus corsé que celui de son amie, à l'inverse là encore de la tradition. Le personnage est enjoué et futé, ne s'en fait pas trop et raisonne quand il le faut. La Romance du IIIème acte est aisée et fluide, là où la voix dialogue avec l'alto. Maximilian Schmitt campe un Max à la voix claire que couronne une belle quinte aiguë (air ''Durch die Wälder''), un peu sur le modèle d'un Peter Schreier chez Böhm (DG). Point de velléités wagnériennes donc. L'investissement est total, sans recherche d'effet de puissance virile non plus que de vraie-fausse naïveté à l'endroit des forces du mal. Christian Immler, l'Ermite, allie un beau métal de baryton-basse à une noblesse de ton sans affectation. Dans les deux rôles bien différents de Kilian et d'Ottokar, le baryton Yannick Debus prodigue un timbre clair là encore. Dimitry Ivashchenko défend de sa voix caverneuse et avec une belle morgue l'horrible Kaspar, et passé quelques notes aiguës massacrantes au début de son Ier air, soutient le challenge d'une partie délicate à distribuer. Enfin les chœurs de la Zürcher Sing-Akademie offrent une totale clarté d'intonation avec parfois quelques traits appuyés, nul doute sur l'avis du chef d'orchestre. Les divers rôles parlés sont tenus avec pareil soin, en particulier le Samiel de Max Urlacher distillant un venin en tous points satanique.
À chaque page de l'opéra ressent-on la patte de René Jacobs. Cet immense chef qui sait combien ce que chanter veut dire en termes d’investissement, de recherche des couleurs et des nuances dans l’articulation, dispense une direction extrêmement pensée, épousant cette dramaturgie poussée jusque dans le dernier détail. Et unissant les divers éléments cités, dont cet aspect religieux qu'il se plaît à souligner. Les tempos sont plutôt rapides et empreints d'un allant qui fleure l'évidence, sans parler à l'occasion d'un souci de clarté, le cas échéant dansante (Arietta de Ännchen à l'acte II). Il en émane une forme de douceur bienveillante et surtout de luminosité qui diversifie la riche palette du texte musical. La battue se fait plus prégnante à la scène de la Gorge-aux-loups dès son introduction chorale menaçante des esprits et sorcières, puis lors de ses divers épisodes et son irrépressible montée en puissance dans l'horreur, souligné par le bruitage métallique sec des balles tombant dans une escarcelle en vue de leur fonte. Elle se pare alors de la scansion rigoureuse d'un orchestre déchaîné, empli d'appels rageurs de cuivres au soutien des tribulations des esprits infernaux comme des interventions parlées très détaillées, qui si elles peuvent allonger le cours de ce formidable tableau, n'en rompent pas la tension. Un modèle de théâtre qui jamais ne sombre dans l'excès et respecte le sentiment de nature inhérent à cet opéra. Quant aux ensembles, comme le terzetto de l'acte II ou le finale concertant du dernier, ils sont jugés avec soin. Il faut dire que Jacobs dispose avec le Freiburger Barockorchester d'une phalange racée dont l'éventail de couleurs, issu du jeu sur instruments d'époque avec une maniabilité légendaire, apportent un indéniable supplément d'authenticité. On citera les solos instrumentaux de Corina Golomoz, alto, Stefan Mühleisen, violoncelle, Charlie Fischer & Christian Dierstein, percussions.
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Au final, cette version se distingue bien sûr de toutes ses concurrentes, par son parti pris théâtral extrêmement poussé. Certes, il y a là une sorte de réécriture d'une trame bien connue, mais parfois absconse, et l'émergence d'une œuvre plus complète car plusieurs séquences se voient renforcées par des textes de liaison ou dits en surimpression de passages purement orchestraux. Avec même des effets de flash-back, à la façon d'une pièce quasi radiophonique par endroits. Ce qui requiert de l'auditeur beaucoup de concentration et de perspicacité quant au fait de jongler entre le texte allemand et sa traduction. Car privé de tout aspect visuel – qui, à n'en pas douter dans une régie digne de ce nom, permettrait d'illustrer le concept de Jacobs -, celui-ci doit faire l'effort d'imaginer tout le contexte d'un conte populaire germanique particulièrement édifiant. Mais ce prix à payer est sans commune mesure avec le gain quant à l'impact dramatique qui s'en trouve décuplé. La dramaturgie de l'opéra est véritablement retrouvée dans toute sa logique, au plus près des volontés premières de Weber.
La prise de son au Konzerthaus et à l'Ensemblehaus de Freiburg im Breisgau, offre une image sonore aérée, légèrement résonante par endroits même sur les voix, et une mise en espace étudiée sans être envahissante.
Texte de Jean-Pierre Robert
Plus d’infos
- Carl Maria von Weber : Der Freischütz, opéra romantique en trois actes, op.77. Livret de Johann Friedrich Kind, d'après un conte populaire germanique
- Adaptation des dialogues : René Jacobs avec la collaboration de Martin Sauer
- Christian Immler (un Ermite), Maximilian Schmitt (Max), Polina Pasztirscák (Agathe), Dimitry Ivashchenko (Kaspar), Kateryna Kasper (Ännchen), Yannick Debus (Kilian & Ottokar), Matthias Winckhler (Kuno)
- Lisa Weiss, Ulla Westvick, Jane Tiik, Anne Montandon (quatre demoiselles d'honneur)
- Max Urlacher (Samiel, rôle parlé)
- Yves Brühwiler (un paysan), Sara-Bigna Janett (une serveuse/une demoiselle d'honneur), Hannah Mehler, Matthias Klosinski (deux esprits), Freiburger Kinder (enfants de paysans, rôles parlés)
- Zürcher Sing-Akademie, Florian Helgath, Sebastian Breuing, maîtres de chœurs
- Freiburger Barockorchester, dir. René Jacobs
- Clemens Flick, Adrian Heger, assistants musicaux
- Mikolaj Rytowski, bruitage
- 2 CDs Harmonia Mundi : HMM 902700.01 (Distribution : Integral distribution)
- Durée des CDs : 2 H 18 min
- Note technique : (5/5)
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