Skip to main content
PUBLICITÉ
  • Jean-Pierre Robert
  • Musique

CD : l'univers symphonique de Chostakovitch

Ce triple album marque l'ultime étape de l'intégrale des symphonies de Chostakovitch dirigées à Boston par Andris Nelsons. Il réunit quatre opus écrits sur une période de 35 ans, témoignage de l'évolution d'un musicien qui n'a jamais renoncé à une certaine idée de sa liberté créatrice. Les interprétations du chef letton restent à la hauteur des précédentes parutions : puissamment engagées, techniquement accomplies grâce au poli instrumental d'une phalange d'exception.

Les quatre symphonies ici réunies rapprochent deux œuvres de jeunesse, portant le ton d'un idéalisme non feint vis-à-vis du régime, et deux autres appartenant à la dernière période créatrice, exhalant une forme de désillusion, pour ne pas dire de révolte à peine dissimulée. Elles portent chacune un sous-titre évocateur d'un événement historique. Ainsi la Symphonie N°2 op.14, en Si majeur, de 1927, commémore-t-elle le dixième anniversaire de la révolution d'octobre. Elle appartient à ses œuvres du début, ancrées dans la modernité. C'est la plus brève et la plus avant-gardiste. Le langage est atonal, au fil de ses deux parties : à partir d'une sorte de chaos originel, sombre et ppp, le discours progresse en un fourmillement des cordes que traversent des bois perçants, percussions et cuivres jusqu'à un climax puissant, alors que de nombreuses ruptures le complexifient jusqu'à une fugue à 13 voix. La seconde partie introduit le chœur de propagande à la gloire de la révolution. Dans la Symphonie N°3, op.20 ''Le 1er Mai'', composée en 1929, le caractère expérimental est tout aussi frappant. Une approche mosaïque cette fois faite d'une succession d'épisodes fragmentaires, comme dans un découpage cinématographique. Car le compositeur se refuse aussi bien au développement qu'à la reprise. Mais la juxtaposition n'empêche pas la cohérence. Le ton est à l'humour, au grotesque. À l'Allegretto, divers épisodes se succèdent à une vitesse vertigineuse dans une écriture virtuose à tous les pupitres. L'alliage des cordes suraiguës, de la grosse caisse et de cuivres déchaînés caractérise l'Andante. L'Allegro suivant, façon scherzo, oppose dans un tourbillon frénétique cordes et vents. Le finale Moderato avec chœurs paraît plus banal, de circonstance, à la gloire des travailleurs, pour finir en apothéose. 

LA SUITE APRÈS LA PUB

La Symphonie N°12 en Ré mineur op.112 ''L'année 1917'', de 1961, commande pour le XXIIème congrès du parti communiste, revient sur les événements de ce millésime charnière qu'a été la révolution d'octobre 1917. L'audace des premiers opus laisse place à une culture de l’ambiguïté : se plier aux ukases du réalisme soviétique et préserver l'intégrité artistique du musicien. Sa trame programmatique se déploie au fil de quatre mouvements enchaînés. ''Petrograd révolutionnaire'' ou l'arrivée de Lénine dans la ville en avril 1917, offre une musique d'abord parée de lyrisme, à laquelle fait suite un Allegro d'un grand élan traité dans le registre fortissimo. ''Razliv'', du nom de la ville où le leader s'est réfugié en juillet 1917, évoque un moment plus calme, presque pastoral, non sans angoisse sous-jacente. ''Aurora'', croiseur qui donna le départ de l'insurrection et l'assaut du Palais d'hiver, voit déferler des tombereaux de puissance. Le climat guerrier, d'abord menaçant, s'impose en un formidable crescendo qu'autorise une orchestration associant moult percussions jusqu'au tam-tam et brelan de cuivres fortissimo. ''L'aube de l'Humanité'' ou la célébration de « la victoire de la grande révolution socialiste d'Octobre », est d'une moindre inspiration car véhiculant un optimisme pompeux à travers des contrastes marqués entre passages chambristes et fanfares cuivrées de batteries d'accords grandiloquents. Ce qui valut à l'auteur la critique des analystes de l'époque, dont Mstislav Rostropovitch.

Andris Nelsons
Andris Nelsons dirigeant le  Boston Symphony Orchestra ©DR 

La Symphonie N°13 op.113 en Si bémol mineur, ''Babi Yar'', du nom du village où furent exterminés ses habitants juifs en 1941, a été composée en 1962, à partir du poème éponyme publié l'année précédente par Evgueni Evtouchenko. Monument dressé contre l'antisémitisme, c'est l'opus symphonique le plus désespéré de Chostakovitch. Proche d'une cantate, ses cinq mouvements sont de facture peu conventionnelle. Bâtis à partir des poèmes d'Evtouchenko, ils sont confiés au chœur d'hommes et à la voix de basse solo. La simplicité du langage frappe dans le premier mouvement, terriblement sombre, évoquant la tragédie de Babi Yar, mise en regard de celles de l'affaire Dreyfus ou d'Anne Frank. L'instrumentarium si particulier au compositeur contribue à créer un climat funèbre. Un Allegretto en forme de scherzo fait suite, titré « l'Humour ». Le ton grotesque, à travers les échanges sarcastiques entre soliste et chœur, presque théâtralisés, montre combien celui-ci possède un caractère indomptable malgré toute répression. Le troisième mouvement « Au magasin », Adagio, évoque la vie des femmes russes, au fil de la mélodie simplement évocatrice du violoncelle solo sur une pédale de cordes graves, et de la voix de basse s'exprimant jusqu'au murmure. Le suivant, « Les terreurs », à prendre aussi bien au premier degré que, plus largement, par référence à celles de manque de courage ou du mensonge, est l'occasion de combinaisons sonores étonnantes des vents, dont le tuba, et des percussions. Le finale, « La carrière », celle de l'artiste réprimé pour ses convictions mais demeurant fidèle à ses idéaux, est introduit par la bouleversante mélopée d'un thème joué à la flûte, relayée par les cordes ppp : un moment presque gai en pareille occurrence et à l'aune du ton ironique de la basse et du chœur. Alors que s'établit un climat de pastorale, retrouvant l'atmosphère sombre du début de la symphonie, celle-ci s'achève en une sorte d'anéantissement pianissimo. Andris Nelsons porte haut la constante tension et l'effroyable message de cette œuvre hors norme, notamment dans l'élargissement souvent considérable du spectre sonore, mais aussi et surtout par l'instauration de climats quasi chambristes, où l'on peut parler de presque douceur. Matthias Goerne, assombrissant son timbre de baryton-basse, confère à la partie soliste une diction très soignée, tandis que les deux chœurs rassemblés, du Tanglewood Festival et du New England Conservatory Symphonic, brillent par leur éloquence et une sûre maîtrise de l'idiome russe.  

Comme pour les précédents volumes de cette intégrale, débutée en 2015, on ne peut que saluer la constance de l'approche d'Andris Nelsons, à l'aise comme peu dans le cheminement dramatique de ces œuvres et avec l’hétérogénéité du matériau, si différent selon chaque symphonie. Refusant l'effet au profit d'une conduite qui n'élude pas la rugosité, sans l'exagérer, il cultive le ''beau son'' tout en ne cherchant pas à atténuer l'angle vif, et manie le ton grotesque sans tomber dans la facilité de la caricature. Mais surtout il préserve l'impact émotionnel de ces œuvres, le message souvent crypté qu'elles véhiculent, telle que la satire comme moyen de résistance, la vraie fausse grandiloquence pour se conformer à la pensée officielle. Les musiciens de l’Orchestre Symphonique de Boston assurent de toute leur perfection instrumentale ces œuvres, au-delà du faire-valoir qu'elles peuvent constituer pour une vaste formation symphonique.  

Les captations live, entre 2019 et 2023, dans la belle acoustique flatteuse du Boston Symphony Hall, sont une réussite : spectre sonore large, assurant tout leur impact aux grands climax, en même temps préservant l'intimité des moments de relatif calme, excellente différentiation des plans, dont l'extrême relief sur les percussions ou le placement des chœurs dans un rapport idoine avec la masse orchestrale.
Texte de Jean-Pierre Robert

LA SUITE APRÈS LA PUB

Plus d’infos

  • Dimitri Chostakovitch : Symphonies N°2 op.14 ''Octobre'', N°3 op.20 ''Le 1er Mai'', N°12 op.112, ''L'année 1917'' & N°13 op.113 ''Babi Yar''
  • Matthias Goerne, baryton-basse (N°13)
  • Tanglewood Festival Chorus, James Burton, chef de chœur (Nos 2, 3 & 13)
  • New England Conservatory Symphonic Choir, Erica J. Washburn, cheffe de chœur (N°13)
  • Boston Symphony Orchestra, dir. Andris Nelsons
  • 3 CDs Deutsche Grammophon : 486 4965 (Distribution : Universal Music)
  • Durée des CDs : 54 min 25 s + 45 min 01 s + 67 min 48 s
  • Note technique : etoile rougeetoile rougeetoile rougeetoile rougeetoile rouge (5/5) 

CD disponible sur Amazon

- ACHETER LE CD



Autres articles sur ON-mag ou le Web pouvant vous intéresser


Boston Symphony Orchestra, Matthias Goerne, Dimitri Chostakovitch, Andris Nelsons, Tanglewood Festival Chorus, James Burton, New England Conservatory Symphonic Choir, Erica J. Washburn

PUBLICITÉ