CD : les trois concertos pour piano de Bartók
Cette nouvelle intégrale des concertos de piano de Bartók réunit pour la première fois au disque deux immenses musiciens, Pierre-Laurent Aimard et Esa-Pekka Salonen. La formidable somme de musique qu'elle comprend trouve ici de superlatives interprétations.
Dans le répertoire concertant, les trois concertos pour piano de Béla Bartók occupent une place singulière, à l'image de l'évolution du processus compositionnel chez le musicien. Ils peuvent déconcerter l'auditeur par leur hardiesse et leur conception d'ensemble, du moins les deux premiers, là où le piano n'est pas seulement accompagné par l'orchestre, mais ces deux forces conçues sur un pied d'égalité : des « concertos pour le piano et l'orchestre, (écrits) comme pour des parties égales en importance », dira l'auteur. S'ils ont été conçus par un compositeur également excellent pianiste, qui ne dédaignait pas une forme de bravoure, ils ne renferment pourtant pas de virtuosité au sens de brillance et d'effets grandioses. La partie d'orchestre y est tout aussi complexe, éminemment novatrice et techniquement fouillée ; ne serait-ce que dans le traitement des percussions et de leur imbrication avec le piano, celui-ci parfois utilisé comme un prolongement de ces dernières. Plus généralement est-on fasciné par le recours à l'instrumentarium spécifique à l'univers du musicien hongrois, car outre les diverses percussions, on y entend le célesta et de rutilantes fanfares de cuivres.
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Pierre-Laurent Aimard n'est pas homme d'étalage de technique transcendantale, mais plutôt adepte de la nuance. Face à une forme singulière d'écriture procédant du caractère ambigu du rôle du clavier dans son rapport aux diverses composantes de l'orchestre, percussions, cordes, vents, il ne cherche pas à mettre uniquement en avant le côté percussif de l'instrument. Voici un pianisme dont émane une aura de force, qui jamais ne paraît être assénée, même dans les accords parfois athlétiques, la répétition de notes par accumulation, la vélocité inouïe requise dans l'agencement de strates sonores où le rythme prime sur la mélodie. Quant à la direction d'Esa-Pekka Salonen, elle allie rigueur et souplesse dans la conduite d'un orchestre, le San Francisco Symphony, qu'il a de longue date façonné et adapté à ce langage si particulier. C'est dire si la symbiose entre chef et pianiste est partout palpable.
Ainsi du Concerto pour piano N°1 en La majeur, composé en 1926 et créé par l'auteur et Wilhelm Fürtwängler. Bartók est en pleine manière moderniste, adaptant des bribes de folklore hongrois à un langage carré, des rythmes anguleux, des harmonies abrasives. L’œuvre est emplie de vitalité, à l'aune d'une sorte de chaos initial où piano et percussions sont intimement imbriqués, et de ses agrégats de cuivres. Comme encore à l'Andante, ostinato orchestral d'où se détache une mélodie de clarinette, et qui connaît une progression inexorable en un festin de sonorités envoûtantes. Le final poursuit cette manière obstinée où le piano jongle avec percussions, mais aussi cuivres et bois, dans un effet d'élargissement sonore et d'énergie débordante.
Le Concerto N°2 en Sol majeur, écrit en 1931, se voulait plus abordable pour ses auditeurs. Il n'est cependant pas très éloigné du précédent dans sa pulsation rythmée et s'avère diaboliquement exigeant pour le concertiste. C'est l'une des œuvres les plus audacieuses du musicien par sa liberté formelle et sa constante inventivité. Elle connaît une structure en cinq volets. L'Allegro, dépourvu de cordes, voit le piano se confronter aux vents, les percussions en embuscade, en une cascade d'arpèges à une allure échevelée. L'Adagio, qui marque l'entrée des cordes en sourdine entonnant un étrange choral, voit le piano se lancer dans une longue phrase sur un roulement de timbales et se muer en un martellement obstiné. Vient un passage Presto, qu'introduit le clavier par des traits rapides, alors que l'orchestre fait assaut de clusters. Puis retour au tempo Adagio dans un fascinant contraste, sorte de réconciliation entre toutes les forces en présence. Le finale les réunit de manière éblouissante : piano exposant une sorte de refrain sur un orchestre déchaîné presque débridé. Ce ne seront plus qu'une succession d'épisodes où le pianiste doit se mesurer à l'orchestre jusqu'à d'ultimes arpèges en tourbillons, ce que Pierre-Laurent Aimard assume crânement.
Dernière œuvre écrite par Bartók, en 1945 aux USA, le Concerto pour piano N°3 en Mi majeur est d'une toute autre griffe. Il marque le retour à un pianisme plus consensuel. Comme à une sonorité d'orchestre qui se veut séduisante, sereine, voire nocturne. Dès l'Allegro et ses arpèges d'un orchestre limpide, le concerto se pare du jeu souvent imitatif entre piano et cordes, avec trilles, glissandos et autres traits habiles. L'Adagio religioso, appellation inédite sous la plume du Maître hongrois, se réfère aussi bien à Bach qu'à Beethoven. On y décèle un climat recueilli, tant dans la partie de piano, à jouer espressivo et legato, qu'à l'orchestre, d'où surgissent des chants à la flûte introduisant un climat mystérieux, d'un étonnant pouvoir suggestif. Quant à l'Allegro vivace ultime, il amène un nouveau contraste, rappels de danses populaires si chères à l'auteur, en une succession de rythmes dont certains encore hérités d'un lointain passé, pour finir en une coda glorieuse.
Les prises de son live (juin 2022 & février 2023) au Symphony Hall de San Francisco, font choix d'une restitution d'expérience de concert : une image sonore très proche, refusant les larges espaces, une balance piano-orchestre naturelle, mettant en exergue les percussions et une solide ligne de basse.
Texte de Jean-Pierre Robert
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Plus d’infos
- Béla Bartók : Concerto pour piano et orchestre N°1 en La majeur. Concerto pour piano N°2 en Sol majeur. Concerto pour piano N°3 en Mi majeur
- Pierre-Laurent Aimard, piano
- San Francisco Symphony, dir. Esa-Pekka Salonen
- 1 CD Pentatone : PTC 5187 029 (Distribution : Outhere Music)
- Durée du CD : 79 min 27 s
- Note technique : (5/5)
CD disponible sur Amazon
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