CD : un voyage musical inspirant
Cet album est spécial à deux titres. Il marque le dernier enregistrement du Quatuor Emerson, point d'orgue de 47 ans d'une prestigieuse carrière. Conçu avec eux par Barbara Hannigan, il associe quatre œuvres réunies autour du deuxième quatuor de Schoenberg, célèbre pour ses deux derniers mouvements faisant intervenir une voix de soprano. Un voyage fin de siècle, de ceux qu'aime tant la soprano canadienne.
« Ce qui unifie ces œuvres stylistiquement disparates est l'expression d'un désir inassouvi, et peut-être inassouvissable », souligne Eugène Drucker, Ier violon du Quatuor américain. Le Quatuor N°2 op.10 d'Arnold Schoenberg (1907-1908) est une œuvre de transition entre sa période tonale et la phase dite ''expressionniste'' d'atonalité, qu'illustrent singulièrement ici les deux derniers mouvements. En effet après une entame ''Mässig'' (modéré) encore rattachée à la forme sonate et un scherzo amer, marqué ''Sehr rasch'' (très vif) dont la grande agitation fit scandale à la création, le quatuor s'adjoint une cinquième voix chantée, l'espace de deux séquences plus assagies. C'est clairement un adieu aussi bien à la tonalité qu'à un monde révolu : ''Je sens l'air d'une autre planète'' est-il clamé. La première, ''Litanie'', prière d'un pèlerin demandant à Dieu d'alléger ses souffrances, pousse la voix à son extrême dans une forme en variations de plus en plus tendues. Puis ''Entrückung'' (Ravissement), alors qu'est exaucée cette prière, fait passer de l'immatériel des violons I & II dans l'introduction, à une sorte de colloque entamé par la voix avec montée en puissance. Un long postlude instrumental ramène le calme.
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Le Quatuor op.3 d'Alban Berg (1910) se signale aussi par son âpreté et ses audaces. En deux mouvements, il ne comporte plus de thèmes proprement dit, mais de petites cellules motiviques. Le second figure une sorte de développement du premier, comme il en va dans certaines sonates pour piano de Beethoven, son op.111 en particulier. Ce diptyque abstrait marque un lien entre passé (le Tristan de Wagner) et avenir (le propre Wozzeck de Berg). Ses dissonances, ses constantes mutations n'ont pas de secret pour les Emerson dont on ne peut qu'admirer la lisibilité de l'approche. Plus tardif, le recueil de mélodies Melancholie op.13 de Paul Hindemith (1917-1919) est tiré de poèmes de Christian Morgenstern. Cette suite de 4 Lieder enchaîne des climats contrastés : sentiment de naïveté presque enfantine du premier, langage d'oppression du troisième ''Sombre goutte'', de son rythme pointé de procession funèbre, harmonies étranges, mais finalement rassérénées de la dernière, ''Forêt des songes''.
L'association à ces trois œuvres de la Chanson perpétuelle op.37 pour voix, piano et quatuor à cordes d'Ernest Chausson, composée en 1898, peut sembler plus arbitraire. Tirée du Coffret de santal de Charles Cros (1873), il s'agit d'une confidence, à jouer ''lentement, dans le sentiment d'une chanson populaire''. Comme dans le Poème de l'amour et de la mer, autre chef-d’œuvre vocal de l'auteur, on remarque le refus du grand élan lyrique au profit d'une résolution tragique : la résignation douloureuse de la femme désespérée trahie par son amant. Même si on note quelques bouffées de lyrisme enflammé au fil d'un motif revenant en boucle. Image d'un romantisme tardif, là où Barbara Hannigan décèle des « progressions wagnériennes ».
Au-delà du plaisir évident de travailler avec une formation chambriste illustre, depuis une première rencontre en 2015 pour le quatuor de Schoenberg précisément, la prestation de Barbara Hannigan frappe, comme toujours, par son intensité. Sorte de feu dévorant, au point parfois de privilégier l'expressivité au détriment de l'intelligibilité du texte allemand. L'entente avec les Emerson tient d'une vraie complicité, enrichissant ses interprétations. Ceux-ci, familiers de la Seconde École de Vienne, abordent pour la première fois au disque le second quatuor de Schoenberg. Ils le font avec grande acuité. Comme ils convainquent dans les trois autres pièces, dont la Chanson de Chausson que distingue encore la contribution sensible de Bertrand Chamayou dans la partie de piano.
Les enregistrements à Hilversum et New York (quatuor de Berg) offrent une belle immédiateté sonore et un parfait équilibre voix-cordes.
Texte de Jean-Pierre Robert
Plus d’infos
- ''Infinite voyage''
- Arnold Schoenberg : Quatuor à cordes N°2 en Fa dièse mineur op.10
- Alban Berg : Quatuor à cordes op.3
- Paul Hindemith : Melancholie op.13
- Ernest Chausson : Chanson perpétuelle op.37
- Barbara Hannigan, soprano
- Bertrand Chamayou, piano
- Emerson String Quartet
- 1 CD Alpha : Alpha 1000 (Distribution : Outhere Music)
- Durée du CD : 72 min 55 s
- Note technique : (5/5)
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