Skip to main content
PUBLICITÉ
  • Jean-Pierre Robert
  • Musique

CD : Ring / Solti vol. III – Siegfried

Wagner Siegfried Solti

Voici le troisième volet du Ring enregistré par Sir Georg Solti pour Decca, dans sa remastérisation de 2022. En fait, ce fut le second album à être enregistré (1962) pour une publication l'année suivante, alors attendu impatiemment puisqu'il poursuivait l'aventure de l'édition au disque de la première Tétralogie, débutée en 1958 avec Das Rheingold. On se souvient avec émotion de l'impact de ce coffret de disques vinyles qui alignait la fine fleur du chant wagnérien de l'époque, des vétérans mais irremplaçables Windgassen, Hotter ou Neidlinger, à la jeune garde et combien prometteuse d'alors, Nilsson, Stolze ou Sutherland. Ce nouveau transfert bénéficiant des dernières avancées techniques, déjà évoquées dans les récentes rééditions de L'Or du Rhin et de La Walkyrie, permet de jeter un regard sinon neuf du moins combien attendri sur une fameuse interprétation.

LA SUITE APRÈS LA PUB

L'opéra Siegfried occupe une place particulière au sein du Ring. Peut-être pas le plus directement abordable, car l'atmosphère, à part à la scène finale, y reste constamment sombre. Le récit est fait de dialogues souvent longs, voire laborieux pour des oreilles non germanistes. Là où la mise en scène peut se révéler essentielle. On pense au narratif imaginé naguère par un Chéreau à Bayreuth ou plus récemment Dmitri Tcherniakov à Berlin. C'est que la mise en selle du héros passe par des phases d'initiation, tandis que l'histoire se décante et que plusieurs personnages font les frais de leur quête avide pour posséder l'or qui donne la toute-puissance : le géant Fafner devenu dragon repu sur ce trésor si convoité, sera désarçonné par le héros, le nain Mime, qui se verrait bien s'en emparer à la barbe de son maître abhorré Alberich, périt par la main de son enfant soi-disant chéri. Enfin Wotan lui-même, naguère maître des horloges, devenu Voyageur infortuné à travers le monde des humains, ne peut plus rien maîtriser de l'inexorable cours des choses qu'il a lui-même créé par son inconséquence et ses reniements. Il s’effacera lorsque Siegfried lui barre le chemin, lançant ces mots « Siegfried, je ne peux plus t'arrêter », ultime et terrible aveu d'impuissance. Reste que la nature est au cœur de la pièce, celle de la forêt, ce qui lui donne sa couleur spécifique. Siegfried n'est-il pas le moment pastoral du Ring ? En tout cas, rarement aura-t-on mieux dépeint cette présence sylvestre, souvent menaçante, parfois réconfortante à l'heure de la séquence des ''Murmures de la forêt''.

Ring Solti Wiener Philharmoniker
Les Wiener Philharmoniker pendant l'enregistrement ©DR/Decca

Comme pour les deux précédents volumes, la prise de son, au demeurant nettement pourvue d'un plus grand relief par le nouveau transfert, restitue la vision extrêmement précise du producteur John Culshaw. Qui explique avoir voulu être au plus près des intentions de Wagner dans le traitement musical. D'abord de l'orchestre, qui parle de lui-même, enveloppant les chanteurs, saisissant les échanges avec une étonnante acuité (dialogue Mime-Siegfried au I/1, par exemple). Mais aussi par une scénarisation audio sophistiquée de l'opéra. Si la conception est plus épique que narrative, comme on a pu l'expérimenter depuis chez Chéreau ou aujourd’hui Tcherniakov, l'auditeur est comme placé en prise directe avec le mythe : chaque interprète apporte au caractère qu'il incarne un solide vécu, nul doute forgé à l'aune des grandes régies des années 1960. On pense à Wieland Wagner. Au plus près du texte, sans réinterprétation, encore moins velléité de transposition. L'ensemble conçu par Culshaw ménage une mise en espace sonore allant jusqu'à dispenser un climat particulier à chaque scène. Cela, la prise de son le saisit avec doigté usant d'une vaste spatialisation aussi bien de l'ensemble orchestral dont sont scrupuleusement respectées les proportions entre groupes d'instruments, que par la manière dont sont placés les chanteurs dans une mise en espace imaginative et généreuse, usant de toutes les possibilités de la stéréo mais aussi de la profondeur de champ sonore. Ainsi que déjà souligné pour Das Rheingold (1958) et avant Die Walküre (1965), l'enregistrement de 1962 bénéficie de l'acoustique ''ouverte'' de la fameuse Sofiensaal de Vienne. Restent les bruitages (de ferraille pour la forge de l'épée) et autres effets de la technique dite ''Sonicstage'', comme la personnalisation du géant Fafner dont la voix est rendue caverneuse en même temps que saisie dans un lointain résonant pour renforcer son côté effrayant : manipulations techniques déjà utilisées dans L'Or du Rhin, peut-être d'une autre époque, en tout cas efficaces de l'imaginaire wagnérien.

SirGeorgSolti JohnCulshaw
Sir Georg Solti & John Culshaw ©DR/Decca

Ainsi que constaté dans les deux précédents volumes, c'est l'orchestre qui tient d'abord la vedette. Les sonorités que Georg Solti tire des Wiener Philharmoniker sont rien moins que glorieuses. L'orchestre viennois des années 1960 possède une patine exceptionnelle qu'on mesure à l'extrême raffinement des cordes, aux tonalités magiques des bois, dont le hautbois viennois légèrement nasillard, et à des cuivres d'une belle rondeur, comme le cor enchanté de Roland Berger dans les interventions solistes de l'acte II. De bout en bout, la somptueuse coulée sonore est extrêmement travaillée dans sa dynamique grâce à des tempos soutenus et une articulation souvent marquée, telle la farouche battue à l'orée du IIIème acte. Solti dispense de larges contrastes entre intimisme et éclat, épique et lyrisme. Les changements de climats sont ménagés avec soin. Ainsi de l'intermède instrumental séparant les deux premières scènes de l'acte II. Combien d'autres pages envoûtantes : l'acuité du dialogue filou entre Alberich et Mime, l'adrénaline symphonique s'emparant de l'orchestre avant la dernière scène de l'opéra lors de l'ascension par Siegfried du rocher de Brünnhilde, puis le moment où tout semble se métamorphoser en une atmosphère de plus en plus raréfiée, découvrant un univers lumineux. L'imposant duo final, avant sa péroraison fiévreuse, mêle en une rare alchimie moments d'appréhension quant au futur et d'infinie tendresse amoureuse.

LA SUITE APRÈS LA PUB

La distribution assemblait les vrais types de voix requises par cet ouvrage, conformément aux usages en vigueur à cette époque bénie du chant wagnérien. Et en réunissait les grands noms. Celui de Wolfgang Windgassen était alors indissociable du rôle de Siegfried, à Bayreuth et ailleurs. Un timbre de Heldentenor dont il use avec retenue, évitant toute brutalité, au profit d'une élocution privilégiant le lyrisme, apanage au demeurant du personnage du ''jeune Siegfried'', qui ne cultive pas encore l'héroïsme à tous crins. Windgassen allège la voix, par exemple à l'évocation de ses origines, caricaturées par Mime, et possède juste cet élan d'intrépidité qui corse le parcours du héros. Sa prestation à l'acte II est d'une poignante poésie dans son raffinement et sa vraie fausse naïveté à l'heure du dialogue avec l'oiseau. Une dose d'ingénuité traverse le personnage à la dernière scène lors de son émerveillement devant la beauté de la femme. Le parti pris de réserve, même perçu durant le chant de la forge, s'évanouit lors du duo final. De sa voix de ténor de composition, souvent flûtée, Gerhard Stolze campe un Mime d'une étonnante présence, calculateur, manipulateur, cherchant à être toujours le plus avisé, notamment vis-à-vis de l'imposant Voyageur. Une composition poussée jusqu'à la limite de l'insupportable du personnage cauteleux qui cherche à faire bonne figure auprès de celui, Alberich, qui fut naguère son maître es-mauvaises corvées. Ce dernier, personnage malin, Gustav Neidlinger de son timbre d'airain, typique du vocabulaire wagnérien, l'emplit de tout le venin nécessaire au succès de ses diaboliques machinations.

Wagner Siegfried Vienna Philharmonic
Visuel de la pochette du coffret d'origine ©Decca

On avait confié le rôle de Der Wanderer/Le Voyageur à Hans Hotter, célèbre titulaire du rôle : une interprétation de référence, heureusement préservée par le disque, même si l'interprète était alors à l'automne de sa prestigieuse carrière. Son incarnation est hiératique dès sa première apparition devant le nain Mime au Ier acte pour le jeu des trois énigmes. Ce dieu déchu garde une fière autorité qui ne le verra fendre l'armure qu'à l'évocation de ses enfants sur terre. La ligne de chant chez le grand baryton-basse allemand prend souvent les contours presque d'un Lied, qui en impose par sa seule diction, habitant un timbre sombre naturellement profond, et n'a pas besoin de l'artifice théâtral pour s'exprimer. Ce qui rejoint une considération plus générale : le refus ici chez tous les interprètes d’expressionnisme dans la manière de dire le texte. Le mot ou la phrase trouvent leur naturel impact sans artifice, à la différence des régies modernes qui recherchent l'effet signifiant dans l'élocution exacerbée exigée de leurs interprètes, au risque de détacher plus ou moins la prosodie du texte musical. Pareille constatation avec l'Erda de Marga Höffgen qui use d'un contralto clair et ne cherche pas à souligner le trait lors de l'échange avec le Wanderer à l'acte III, ultime mais vaine tentative de celui-ci d'arrêter un destin inexorable, devenu incontrôlable. Si le choix de Joan Sutherland, autre vedette du roster Decca, est une concession au star system, celui de Birgit Nilsson en Brünnhilde ne souffrait pas de discussion. Car la cantatrice suédoise était alors au sommet de son art. Son entrée ''Heil dir, Sonne !'' (Salut à toi, soleil) est rien moins que radieuse. On admire ensuite le lié et la douceur lors de l'échange avec Siegfried, sur le tempo aisé adopté par Solti. Le duo final qui la réunit à Windgassen, deux partenaires légendaires à la scène, comme dans leur mémorable Tristan und Isolde, trois ans plus tard live à Bayreuh (Böhm/DG), atteint l'incandescence. On admire comme la voix de soprano immense s'allège tout en s'inscrivant dans une progression irrésistible, alors que la coda déploie une ferveur partagée, avec de sa part de fameux aigus en fusées.
Texte de Jean-Pierre Robert 

Plus d’infos

  • Richard Wagner : Siegfried. Opéra en trois actes. Deuxième journée du Ring des Nibelungen. Livret du compositeur
  • Wolfgang Windgassen (Siegfried), Gerhard Stolze (Mime), Hans Hotter (Der Wanderer), Gustav Neidlinger (Alberich), Kurt Böhme (Fafner), Birgit Nilsson (Brünnhilde), Marga Höffgen (Erda), Joan Sutherland (L'oiseau de la forêt)
  • Wiener Philharmoniker, dir. Sir Georg Solti
  • 4 SACDs Decca : 485 316 -1 (Distribution : Universal Music)
  • Durée des CDs :  53 min 09 s + 59 min + 63 min 30 s + 61 min 14 s
  • Note technique (réédition) : etoile rougeetoile rougeetoile rougeetoile rougeetoile rouge (5/5)

CD disponible sur Amazon

LA SUITE APRÈS LA PUB


Autres articles sur ON-mag ou le Web pouvant vous intéresser


Wiener Philharmoniker, coup de cœur, Richard Wagner , Georg Solti, Gustav Neidlinger, Kurt Böhme, Hans Hotter, Birgit Nilsson, Wolfgang Windgassen, Gerhard Stolze, Marga Höffgen, Joan Sutherland

PUBLICITÉ