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  • Jean-Pierre Robert
  • Musique

CD : Peter Grimes, chef-d’œuvre opératique de Britten

Peter Grimes Britten

Peter Grimes figure parmi les plus grandes réussites de l'opéra du XXème siècle. C'est sans doute aussi le titre le plus connu de Britten, qui ouvrira la voie à d'autres compositions marquantes. Cette nouvelle version CD se hisse au meilleur niveau de la discographie auprès de celles de Colin Davis, de par la prestation du rôle-titre par le ténor Stuart Skelton, et du compositeur lui-même eu égard à la direction flamboyante et immensément nuancée d'Edward Gardner.

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Pour son premier opéra, dont l'idée émane du chef d'orchestre Serge Koussevitzky, Benjamin Britten s'est inspiré d'une des nouvelles du poète anglais George Crabbe, réunies sous le titre ''The Borough'' (Le village) datant des années 1810. Parmi les séquences réalistes de la vie étriquée d'un petit port de pêche essentiellement tourné vers la mer, et les scènes de genre, au pub, à l'église et sur le front de mer, Britten a retenu l'histoire d'un pêcheur soupçonné d'avoir laissé mourir deux de ses apprentis. L'histoire avait de quoi séduire un artiste qui s'est toujours fait le chantre des déshérités et a traduit dans sa musique ses propres interrogations sur l'exclusion de l'être marginal. Comme le seront ensuite le jeune Miles dans The Turn of the Screw ou Billy Budd. En l'occurrence, Grimes, figure atypique, qui se vit et est considéré comme étranger à la petite communauté, est vite en proie à la vindicte des gens du village, des commérages et autres insinuations. Type même de l’antihéros, tel un Wozzeck, il aura pour seuls défenseurs Ellen Orford, la maîtresse d'école, jeune veuve avec laquelle il aimerait faire sa vie, et le Capitaine Balstrode, marchand retiré des affaires maritimes, vieux loup de mer philosophe. Le thème de l'homme seul face à la foule bâtit une œuvre d'une force singulière que renforce le climat marin qui baigne la partition. La puissance des éléments, qu'il s'agisse de la tempête envahissant le village ou de la riante beauté d'un dimanche matin, se traduit à chaque instant et pas seulement dans les Interludes symphoniques séparant les diverses scènes de l'opéra. 

Profondément dramatique, l’œuvre renferme une musique d'une immense beauté à travers sa constante inventivité. Ainsi du duo a cappella entre Grimes et Ellen, à la première scène de l'acte I, chanté dans des tonalités opposées mais se rejoignant en un poignant unisson sur la ligne de chant de la jeune femme. De la fugue ad libitum sur le refrain ''Old Joe has gone fishing'' qu'entonnent les divers personnages réunis à l'auberge (acte I/2), un jour de mauvais temps que signale le claquement de la porte résistant au vent lors de l'entrée de chaque client ; chant auquel se joint Grimes qui s'y est aussi réfugié. Étonnants encore les effets de spatialisation distinguant plusieurs scènes, où la trame se dédouble dans des climats sonores distincts. Ainsi, devant l'église au début de l'acte II, du monologue d'Ellen devant l'apprenti, que rejoint Grimes pour un vif échange, lorsque dedans l'office se poursuit immuable. Même procédé de distanciation sonore lors de la procession des gens du village partis s'enquérir de la réalité des faits et gestes du marin à propos du nouvel apprenti, tandis que Grimes dans sa cabane s'apprête à envoyer le jeune à l'ouvrage : le contrepoint entre les deux atmosphères est saisissant quant à l'impression de vide et de calme apparent que perçoivent les visiteurs. Plus tard encore, les cris de la foule scandant le nom de Peter Grimes, d'abord au premier plan puis au lointain, tandis que celui-ci, seul sur la grève, est pris d'hallucination.

PeterGrimes Britten concert
Une des scènes de l'opéra lors du concert, avec Stuart Skelton/Peter Grimes (2ème à droite) & Roderick Williams/Balstrode ©Mark Allan/The Guardian

Peter Grimes est d'abord un opéra de chef. Britten lui-même l'a montré dans son propre enregistrement, devenu légendaire (Decca). Edward Gardner reprend le flambeau après bien d'autres, tels Haitink (EMI) ou Colin Davis (Philips). Et sa direction distingue cette nouvelle version par son vrai sens du théâtre, son raffinement instrumental que les musiciens du Bergen Philharmonic restituent avec brio. Par un sûr flair aussi pour les changements de dynamique quant à l'accompagnement des voix, particulièrement en évidence dans les ensembles d'une redoutable complexité dont il extirpe l'irrépressible tension. Bien sûr, cette vision atteint son sommet lors des six Interludes qui signent la couleur marine de l'opéra. Que ce soit les morceaux traduisant une sérénité apparente teintée d'arrière-plan grondant (Interlude I) ou la limpidité de ''Dimanche matin'', une toccata allègre débordant de lumière (Interlude III), ou encore ''Au clair de lune'', musique comme hors du temps, ponctuée d'interjections des bois dans un tempo retenu (Interlude V). Les morceaux plus agités ne sont pas moins âprement dessinés, Ainsi du déchaînement tempétueux effrayant de l'Interlude II, vrai hymne à la puissance de la mer, d'une rare intensité descriptive dans ses traits syncopés et ses explosions de cuivres évoquant la férocité des forces qui s'opposent, soudain traversé d'une accalmie conduisant à une modulation finale ppp. L'Interlude IV séparant les deux scènes de l'acte II, en forme de Passacaille, atteint à une maîtrise suprême. Bâti sur un ostinato des basses que traverse un solo d'alto, il évoque à la fois la résolution de Grimes et la fragilité de l'enfant. Les diverses variations conduisant à une saisissante amplification de tout l'orchestre, à la mesure de l'ampleur du drame imminent. L'ultime, au médian de l'acte III, est peut-être le plus étonnant de son accord immuable ppp des cors en sourdine, où s'agrègent les divers thèmes de l’œuvre, avant un formidable crescendo, prélude au dernier et déchirant monologue de Grimes, entre résignation et hallucination.

Le kaléidoscope de personnages d'une incroyable vie peint par Britten est servi par un cast rassemblant la fine fleur actuelle du chant anglais. L'australien Stuart Skelton campe un Grimes de stature. D'un gabarit plus proche d'un Vickers que d'un Pears. On sait que le personnage, conçu pour ce dernier, est distribué depuis lors soit à une voix de Heldentenor (Vickers, Heppner, Michaels-Moore et très récemment Kaufmann), soit à un timbre de ténor anglais que caractérisent un ton plus lisse et un ambitus moins anguleux (Rolfe Johnson, Langridge, Clayton bientôt à l'ONP). Britten n'aimait pas l'interprétation de Vickers qu'il jugeait trop ''wagnérienne''. Celle de Skelton est proche de cet étiage, ce qui lui permet des ''coups de gueule'' retentissants, mais est compensée par des passages évoquant une bouleversante détresse. Ce rôle qu'il a déjà abordé maintes fois à la scène, et ici capté en concert semi staged en 2019, il le ''possède'' avec une rare conviction. Erin Wall est une Ellen toute de nuances, presque retenue, qui englobe à peu près toutes les facettes d'une partie également délicate, faite de sensibilité et de compassion (''Peter nous avons échoué''). Le soprano est suffisamment puissant pour affronter les climats tendus, mais capable aussi d'un doux lyrisme dans les instants de réconfort apporté à l'esseulé Grimes. Le Balstrode de Roderick Williams respire la sympathie par un timbre de baryton clair magistralement projeté et une vision d'un parfait naturel : la lucidité de celui qui a tout compris des mesquineries dont Grimes est la victime toute désignée, et qui lui conseillera de disparaître en mer, de couler son bateau. Autour d'eux, la foultitude des figures du village sont parfaitement distribuées. Dont on citera le juge Swallow de Neal Davies, baryton là aussi clair, proche du Baryon Martin à la française, le Ned Keene de Marcus Farnsworth, joyeux apothicaire et cancanier, le Bob Boles du ténor Robert Murray, la Auntie, tenancière du l'auberge, de Susan Bickley joliment gouailleuse. Et surtout la Mrs Sedley de Catherine Wyn-Rogers qui ne charge pas le personnage comme souvent, et ce faisant renforce le poids de malfaisance insinuante de cette vieille bigote à l'affût de tout ce qui peut alimenter son commérage. Les quatre formations chorales réunies apportent une force singulière à l'entité-personnage omniprésente, même si anonyme, de la foule. La diction est aussi soignée qu'est essentiel l'investissement de tout un chacun.                  

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L'autre atout de cette version réside dans sa technique d’enregistrement d'une étonnante sophistication. Qui recréé une véritable mise en scène, imaginée en concert semi staged au Grieghallen de Bergen. Le spectre sonore est extrêmement large et les contrastes de dynamique saisissants : de l'éclat fortissimo (ensembles chœurs et solistes) au murmure de l'aparté (fin de la scène devant l'église). Toutes les nuances de l'interprétation sont saisies avec un relief inouï, dont les effets off stage et de spatialisation cités, comme celle de la procession qui s'avance puis s'éloigne. Les atmosphères si différentes imaginées par Britten sont recréées avec minutie, laissant percevoir les facettes si tranchées de cette histoire, à la fois de déchirement intime et de chasse à l'homme à l'échelle d'une communauté tout entière. À cet égard la captation des chœurs est particulièrement étudiée, dont celui narquois ''Grimes is at his exercise'', distillé dans un diabolique quant à soi. 

Texte de Jean-Pierre Robert 

Plus d’infos

  • Benjamin Britten : Peter Grimes op.33. Opéra en un prologue et trois actes. Livret de Montagu Slater d'après le poème sur le même titre publié dans la collection ''The Borough'' de George Crabbe
  • Stuart Skelton (Peter Grimes), Erin Wall (Ellen), Roderick Williams (Captain Balstrode), Susan Bickley (Auntie), Robert Murray (Bob Boles), Neal Davies (Swallow), Catherine Wyn-Rogers (Mrs Sedley), James Gilchrist (Reverend Horace Adam), Marcus Farnsworth (Ned Keene), Barnaby Rea (Hobson), Hanna Husáhr (Niece 1), Vibeke Kristensen (Niece 2), Francis Brett (First Fischerman), David Hansford (Second Fisherman), Vernon Kirk (A Lawyer), Catherine Backhouse (A Fisherwoman), James Berry (First Burgess), Peter Brooks (Second Burgess), Andrew Masterson (Third Burgess), George Butler (Fourth Burgess), Samuel Knock (Fifth Burgess), James Holt (Sixth Burgess), Catrin Woodruff-Abel (Choral Soprano), Samuel Winter (Boy, Grimes apprentice, rôle muet)
  • Bergen Philharmonic Choir, Edvard Grieg Kor, Royal Northern College of Music Chorus, Choir of Collegium Musicum, Håkon Matti Skrede, chef des chœurs
  • Bergen Philharmonic Orchestra, dir. Edward Gardner
  • 2 CDs Chandos : CHSA 5250(2) (Distribution :[Integral])
  • Durée des CDs : 82 min 39 s + 55 min 37 s
  • Note technique : etoile orangeetoile orangeetoile orangeetoile orangeetoile orange (5/5)

CD disponible sur Amazon



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Benjamin Britten, Marcus Farnsworth, Stuart Skelton, Erin Wall, Roderick Williams, Susan Bickley, Robert Murray, Neal Davies, Catherine Wyn-Rogers, James Gilchrist, Barnaby Rea, Hanna Husáhr, Vibeke Kristensen, Francis Brett, David Hansford, Vernon Kirk, Catherine Backhouse, James Berry, Peter Brooks, Andrew Masterson, George Butler, Samuel Knock, James Holt, Catrin Woodruff-Abel, Samuel Winter, Bergen Philharmonic Choir, Edvard Grieg Kor, Royal Northern College of Music Chorus, Choir of Collegium Musicum, Håkon Matti Skrede, Bergen Philharmonic Orchestra, Edward Gardner

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