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  • Jean-Pierre Robert
  • Musique

CD : l'angoissant Tour d'écrou de Britten

Britten TheTurnOfTheScrew

Les versions au disque de l'opéra The Turn of the Screw de Britten ne sont pas légion. Celle-ci occupera désormais une place de choix car, captée live au Théâtre de La Monnaie, elle transmet le feeling d'une histoire qui broie peu à peu ses six personnages dans une hélice impitoyable. La régie en étau conçue par Andrea Breth pour ce spectacle amène les interprètes à se dépasser.

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Inspiré de la nouvelle d'Henry James, Le Tour d'écrou que Benjamin Britten voit créer en 1954 à La Fenice de Venise, en adopte l'étrangeté et la concision, aussi bien dans son livret que dans la musique. Cet opéra de chambre, écrit pour un effectif de treize musiciens jouant 18 instruments et comprenant six personnages, voit ses seize scènes réparties symétriquement dans ses deux actes, chacune de celles-ci étant introduite par un interlude instrumental conçu sous forme de variation. On n'est pas loin du schéma musico-dramatique de Wozzeck d'Alban Berg puisque chacune de ces variations annonce le contenu de la scène qui suit. Un court prologue introduit l'histoire : une Gouvernante est appelée par le tuteur de deux enfants, Flora et Miles, pour s'occuper d'eux dans sa propriété à la campagne, à la condition expresse de ne le déranger à aucun prix. La jeune femme accepte cette mission avec enthousiasme mais s'aperçoit peu à peu que des choses étranges se passent : le fantôme de deux anciens serviteurs, Peter Quint et Mrs Jessel apparaissent. Et soudain tout bascule : alors que les deux enfants entretiennent avec ces derniers un comportement ambigu, le garçon, en proie à l'envoûtement de Quint et ses propos à double sens, vient à intercepter, sous la pression de celui-ci, la lettre que la Gouvernante s'est finalement résolue à adresser au maître des lieux pour lui exposer l'étrangeté de la situation. À travers un schéma dramaturgique dont les diverses scènes traduisent le ressenti de personnages s'imbriquant si étroitement au point de se contaminer, chacun participe à la construction du labyrinthe dans lequel s'enferme inexorablement la jeune gouvernante. Elle veut préserver les enfants et notamment l'innocence de Miles, mais semble en définitive, par sa rigidité et sa volonté surprotectrice, contribuer elle-même à la destruction de ce dernier. Parvenant in extremis à se défaire de l'emprise de Quint, le garçon meurt dans les bras de la Gouvernante qui ne peut que constater son échec.

Ben Glassberg imprime à la phalange des musiciens de l'Orchestre de la Monnaie une pâte sonore d'une réelle tenue au sein d'une orchestration tour à tour clairsemée et touffue, avec sa rythmique souvent convulsive, ses ostinatos impressionnants des percussions, dont le gong et la caisse claire, ses traits inquiétants des bois, de la clarinette basse par exemple, ses singulières associations de timbres et les couleurs particulières qu'apportent en particulier le célesta menaçant ou la harpe envoûtante dans ses glissandi. Sa direction ménage le contraste entre le ténu d'une écriture orchestrale économe et le luxuriant d'une palette singulière de sonorités. Pour assurer la continuité entre Variations/interludes et scènes qui suivent. Car chacune des Variations et des scènes possède sa propre identité. Tour à tour agitée et panique ou d'un calme effrayant, emplie de mystère nocturne et fantastique ou radieuse et lumineuse. Ainsi de la Variation III, dévolue aux seuls bois, et de la scène 4 ''La tour'', prémisses d'effroi avec l'apparition au lointain de la voix tentatrice de Peter Quint, la Variation V, traduisant une grande agitation, et la scène 5 ''La leçon'', d'une poignante tristesse, tout en contraste, La Variation VII et son climat mystérieux et maléfique, au son du célesta et du gong, avant la scène 8 ''La nuit'', moment des appels incantatoires vis-à-vis du jeune Miles, vrai chant des sirènes de Peter Quint. Ces mystères de cérémonies nocturnes et fantasques, on les retrouve à la Variation VIII et à la scène 1 de l'acte II ''Colloque et soliloque'' entre Quint et Mrs Jessel. La Variation XII, voix insistante de Quint enjoignant à l'enfant d'intercepter la lettre de la Gouvernante, introduit la scène 5 ''Quint'', toute aussi étrange. La Variation XV et son climat paroxystique conduit à la dernière scène où la panique des six personnages est à son comble, avant le terrible dialogue entre Miles et la Gouvernante, entrecoupé des ultimes objurgations de Peter Quint. La péroraison voit la jeune femme éplorée de n'avoir pu éviter le drame, tandis que la musique s'apaise de manière presque inquiétante jusqu'au frémissement de roulements de timbales ppp.

Le chef insiste sur l'intérêt de maintenir rigoureuse la ligne vocale chez les chanteurs et d'éviter pour eux de se laisser trop facilement porter par le texte et ce qui serait du parlé-chanté. Sa distribution fait sienne cette remarque. Au premier chef, la Gouvernante de Sally Matthews. Le climat de malaise, d'autant plus effrayant qu'il est mental, elle le vit d'une vraie sincérité. Éclate à chaque scène une étape nouvelle de l'infernale progression d'un parcours de terreur et de désespoir. Vocalement, elle donne tout de son soprano incandescent, avec la vraie justesse de ton qu'implique un rôle exigeant. Carole Wilson, Mrs Grose, dégage de sa voix grave une vision où perce l'ambiguïté de la vieille intendante, moins passive qu'elle n'en a l'air, censée assurer la permanence de la vie du domaine. Giselle Allen prête à Mrs Jessel de poignants accents, jusqu'au cri. Le Peter Quint de Julian Hubbard rejoint l'aura des voix anglaises auxquelles on est ici habitué, d'un Ian Bostridge par exemple (version de Daniel Harding/ Erato), sans oublier le créateur du rôle, Peter Pears (version de Britten/Decca) : ce timbre translucide et si particulier qui colle au personnage, comme cette élocution générant l'étrangeté, truffée de vocalises assurées. Cette vocalité au plus près des exigences du ténor brittennien, on la rencontre surtout chez Ed Lyon, Le Prologue. Les deux enfants, membres du Cantus Juvenum de Karlsruhe, sont totalement en situation. Katharina Bierweiler est une Flora déjà sur la voie d'une grande soliste pour chanter Britten. Le jeune garçon qui campe Miles, Thomas Heinen, impressionne en particulier dans les monologues ou échanges-confrontations avec la Gouvernante, où le débit de la langue anglaise est terriblement ingrat. Ainsi le passage « Malo, Malo, Malo » à la fin de la scène 6 de l'acte I, ou le terrible « Vous voyez, Je suis mauvais, je suis mauvais, n'est-ce pas ? », moments cruciaux, montrent une sorte de détachement, au-delà même de l'idée de fragilité.

L'enregistrement live à La Monnaie restitue l'ambiance de la représentation et ce sens de l’événement qu'elle apporte indéniablement. On ressent l'impact de la mise en scène à travers les évolutions des personnages. L'équilibre des masses sonores orchestrales est parfaitement réussi comme la balance entre voix et ensemble instrumental.

Texte de Jean-Pierre Robert

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Plus d’infos

  • Benjamin Britten : The Turn of the Screw, op.54. Opéra en deux actes et un prologue. Livret de Myfanwy Piper d'après la nouvelle éponyme d'Henry James
  • Ed Lyon (le Prologue), Sally Matthews (la Gouvernante), Carole Wilson (Mrs Grose), Julian Hubbard (Peter Quint), Giselle Allen (Mrs Jessel), Thomas Heinen* (Miles), Katharina Bierweiler* (Flora) [*membres du Cantus Juvenum Karlsruhe]
  • Orchestre de chambre de La Monnaie, Bruxelles, dir. : Ben Glassberg
  • Mise en scène : Andrea Breth
  • 2 CDs Alpha classics: Alpha 828 (Distribution : Outhere music France)
  • Durée des CDs : 105 min 13 s 
  • Note technique : etoile bleueetoile bleueetoile bleueetoile bleueetoile bleue (5/5)

CD disponible sur Amazon



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