CD : la musique de couleurs chez Debussy
Pour son nouveau CD sous label Alpha-Radio France, Mikko Franck a choisi trois partitions contrastées de Debussy, La Damoiselle élue, les Nocturnes pour orchestre et les Fragments symphoniques du Martyre de Saint Sébastien. Un rapprochement original qui permet de confronter une œuvre connue et deux autres moins jouées, et de mesurer combien toutes ces musiques sont placées sous le signe de la couleur. Que les musiciens du Philar peignent avec bonheur.
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Troisième envoi de Rome, La Damoiselle élue est une courte cantate écrite par Debussy en 1887-1888, sur un texte du poète et peintre préraphaélite Dante-Gabriel Rossetti, ''The blessed Damozel'' (1850), traduit par Gabriel Sarrazin. Ce « petit oratorio dans une note mystique et un peu païenne », comme l’appellera l'auteur, est dédié à Paul Dukas. Dont on sait le goût de la couleur en musique. Il est distribué à une récitante mezzo-soprano, une soprano soliste et un chœur de femmes. Le climat symboliste, voire onirique, Debussy le traduit par une sorte de langueur mélodique et des sonorités presque suaves : tapis de cordes frémissantes et bois extrêmement éloquents avec cuivres au lointain. Dès le début mystérieux installant ce « vague dans l'expression » que lui objecteront les censeurs de l'Académie romaine, on observe le mélodisme ondulant d'un orchestre diaphane dont émerge la flûte solo, puis les interventions des chœurs féminins et de la récitante. Se développe alors le long monologue du personnage titre, femme secrète, presque envoûtée par son propre récit, qui aspire à la venue du sauveur, comme dans un rêve. L’œuvre déroule une dramaturgie en arche, progressant jusqu'à un point culminant sur la phrase ''Tout ceci sera quand il viendra'', puis dans un mouvement decrescendo avec de nouveau intervention de la récitante et du chœur. La présente exécution, captée à l'occasion de concerts, restitue l'aura de mysticisme d'une œuvre qui malgré un certain académisme ouvre la voie au ''debussysme'' à venir.
Parmi divers projets de théâtre lyrique, après Pelléas et Mélisande, il est un sujet qui devait retenir l'attention de Debussy, celui du Martyre de Saint Sébastien. Sur un texte de d'Annunzio et une commande de la danseuse et égérie parisienne Ida Rubinstein, ce ''Mystère médiéval'' mêle texte, danse, musique de scène et tout un appareil théâtral. L’œuvre ne devait pas connaître le succès espéré, lors de sa création en 1911, en raison de son caractère hybride, de son gigantisme et de l'anathème porté par les autorités religieuses sur un sujet « où le culte d'Adonis rejoint celui de Jésus », comme l'avouera Debussy. On doit à André Caplet d'avoir tiré de la musique de scène une suite sous forme de 4 fragments symphoniques, qui sera créée à New York en 1912. Ils illustrent parfaitement les effets archaïsants voulus par Debussy mais aussi une singulière modernité. ''La Cour des lys'', introduite par un concertino des bois, progresse en un réchauffement de tout l'orchestre avant une conclusion sur une pédale de grave. La ''Danse extatique'' voit une séquence marquée ''assez agité'', s'animant peu à peu et traversée d'un passage lyrique des cordes. ''La passion'' est un morceau intense et poignant, avec solos de hautbois et de cor anglais. Enfin ''Le bon pasteur'' termine sur une note méditative, encore plus sombre. Il émane de cette œuvre un climat hiératique et en même temps un élément de fantastique, presque voluptueux dans le traitement des couleurs orchestrales, de ton préraphaélite, qui n'est pas sans rappeler la palette de La Damoiselle élue. Mais de manière plus dessinée cette fois. Ce que Mikko Franck et ses forces du Philar magnifient par de somptueuses touches.
Il en va tout autant des Nocturnes pour orchestre (1897-1899). On admire dans ''Nuages'' un tempo légèrement langoureux, notamment aux dernières pages installant un climat presque étouffant avec le solo de cor anglais qui ''meurt'' sur une pédale immatérielle des cordes ppp et son évanescent solo de flûte. Tout en contraste, ''Fêtes'' lâche une bouffée de lumière presque aveuglante, avec un bel effet d'accélération figurant une danse printanière. Le tempo de marche avec trompette au lointain est souplement rythmé vers son crescendo jubilatoire puis son énigmatique decrescendo. Pour ''Sirènes'', Mikko Franck privilégie un chœur de femmes bien présent et non dilué dans un brouillard sonore, comme souvent. L'allure respire le naturel avec ses subtiles ruptures en première partie alors que l'épisode médian, plus retenu, est presque paresseux mais pas moins lumineux. La conclusion qui voit le retour du solo de cor anglais, est apaisée et s'enfonce dans le silence. Cette magistrale interprétation se souvient que ces « trois lumineux poèmes...concluent dans un soupir, un effacement », selon Vladimir Jankélévitch (''Debussy et le mystère de l'instant'', Plon). Elle voit aussi le triomphe du vrai son français.
Ce que les enregistrements dans l'Auditorium de Radio France, en trois prises en 2019 et 2020, captent avec empathie par une image riche, bien proportionnée quant à l'équilibre des plans vents-cordes, et orchestre-chœurs et solistes dans les deux partitions requérant leur présence.
Texte de Jean-Pierre Robert
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Plus d’infos
- Claude Debussy : La Damoiselle élue. Le Martyre de Saint Sébastien, fragments symphoniques. Nocturnes pour orchestre
- Melody Louledjian (soprano), Emanuela Pascu (mezzo-soprano)
- Maîtrise de Radio France, Sofi Jeannin, directrice musicale
- Orchestre Philharmonique de Radio France, dir. Mikko Franck
- 1 CD Alpha classics / Radiofrance : Alpha 777 (Distribution : Outhere Music France)
- Durée du CD : 68 min 54 s
- Note technique : (5/5)
CD disponible sur Amazon
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