CD : Esa-Pekka Salonen dirige Le Sacre du printemps
- Modest Moussorgsky : Une nuit sur le Mont Chauve (version originale)
- Béla Bartók : Le mandarin merveilleux, suite de concert op.19
- Igor Stravinsky : Le Sacre du printemps (version de 1947)
- Los Angeles Philharmonic, dir. Esa-Pekka Salonen
- 1 CD + 1 CD Blu-ray Deutsche Grammophon : 483 9953 (Distribution : Universal Music)
- Durée du CD/BD-A : 63 min 59 s
- Note technique : (5/5)
Ce CD est la remastérisation, avec le nec plus ultra de la technique Blu-ray Pure Audio, de celui paru en janvier 2006, qui marquait le premier enregistrement live effectué au nouvel auditorium de Los Angeles, le Walt Disney Concert Hall. Les trois œuvres réunies de Moussorgsky, Stravinsky et Bartók, fruits de l'expressionnisme européen de l'époque, se prêtent on ne peut mieux à l'exercice de la démonstration sonore. Dont bien entendu Le Sacre du printemps. L'interprétation qu'en donne Esa-Pekka Salonen est elle aussi de référence. Un album indispensable scellant un tour de force aussi bien artistique que technique.
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Un lien unit ces œuvres, souligne le chef, car « toutes trois ont une rude vitalité crue qui fait référence à leur origine, l'Europe de l'Est, nullement façonnée par les lignes plus formelles de la tradition symphonique allemande ou autrichienne », qui ajoute « toute cette musique possède un merveilleux mordant primitif, qui semble exactement en phase avec la nouvelle salle de concert Walt Disney ». La précision légendaire du chef finlandais, alors directeur musical du Los Angeles Philharmonic, y est exploitée à son meilleur. Une nuit sur le Mont Chauve, unique poème symphonique de Moussorgsky, est surtout connu dans la version réalisée par Rimski-Korsakov. Salonen a choisi de revenir à la version originale de l'auteur, au demeurant seulement publiée en 1968. Et là est toute la différence, car la pièce prend une tournure autrement plus âpre. Inspirée d'une nouvelle de Gogol, cette histoire de sabbat de sorcières réunies en cercle sur le Mont Chauve (près de Kiev), chantant les louanges de Satan, est prétexte à un travail orchestral d'une habileté inouïe. Salonen ne lésine pas sur la rugosité des sonorités, les arêtes vives, non plus que sur la célérité. Le début, pris à un tempo frénétique, comme un essaim d'abeilles, prélude à une saga d'une vitalité non moins tellurique. On pressent presque les transes du Sacre du printemps. Les rythmes populaires de Moussorgsky ressortent sous une lumière nouvelle. Un peu comme il en va de la différence abyssale entre l'orchestration originale de Boris Godounov et celle enluminée et quelque peu ''arrondie'' de Rimski.
Béla Bartók offre pareille frénésie dans Le Mandarin merveilleux, tiré de la ''Pantomime grotesque'' éponyme de l'écrivain Menyhért Lengyel. Un sujet cru et trivial, truffé de danses mordantes, sauvages presque, mettant en scène une prostituée que trois voyous contraignent à aguicher des passants qu'ils se chargent de détrousser. Après deux tentatives, un riche mandarin se présente qui se prend de passion pour elle. Il périra, non pas sous les coups des voyous, mais après que la fille l'ait étreint. De quoi déchaîner le scandale lors de la première à Cologne en 1926, au point d'en provoquer l'interdiction par le maire de la ville, un certain Konrad Adenauer ! Un peu la répétition de la bataille parisienne du Sacre en 1913, cette fois peut-être plus par la morbidité de son sujet qu'au regard de la radicalité de sa mise en musique. Dans la ''suite de concert'' op.19, de 1928, jouée ici, Salonen ne cherche pas à arrondir les angles, à en réduire le côté affûté. Le début figure un fourmillement irrépressible et les divers climats subséquents seront tranchés, danses tantôt langoureuses de fausse douceur, tantôt d'un primitivisme presque malsain, jusqu'à l'ultime lutte entre le mandarin et la fille dans une course affolée et la mort du mandarin dans le râle d'un glissando de contrebasse. Avec une précision chirurgicale, Salonen mêle comme peu l'érotisme éruptif jusqu'à la violence et l'exacerbation de la lutte sans merci Éros-Thanatos. Il fluidifie une orchestration extraordinairement complexe, voire touffue jusqu'à la convulsion sonore, et fait saillir les harmonies effrayantes de cette partition inouïe.
Enfin, que dire du Sacre du printemps ! Au sabbat de Moussorgsky, à la jungle urbaine de Bartók, le bruit et la fureur des danses païennes imaginées par Stravinsky achèvent magistralement une trilogie d'incandescence sonore. L'exécution de la version de 1947 que livre Salonen est tout simplement resplendissante de la première à la dernière note. On admire l'extrême lisibilité, même au rythme plus que soutenu adopté souvent (''Jeu du rapt'', ''Jeux des cités rivales'') et le souci de vraie mise en scène sonore qui fait dire à André Boucourechliev « dans le Sacre se consume en une sorte de feu d'artifice la poétique harmonique envoûtante du Romantisme » (in ''Igor Stravinsky'', Fayard). La construction en blocs sonores, la forme discontinue et cloisonnée qui pourtant cèle une formidable unité, la rigoureuse et implacable rythmique jusque dans sa forme asymétrique, tout ici se livre avec le naturel de l'évidence et affirme haut et fort la maîtrise d'un rare sens de l'urgence. Ainsi de la fin de la Première partie, on ne peut plus âpre avec sa formidable montée en puissance, d'une force inouïe. Ultimes réminiscences du chromatisme et des sonorités irisées de L'Oiseau de feu, l'introduction de la Deuxième partie n'est justement pas lente, singulièrement dans son passage mélodique nanti de pianissimos magiques sur contrepoint des trompettes avec sourdines. Le basculement dans la section suivante, ''Cercles mystérieux des adolescentes'' est fort abrupt. Comme il en sera plus avant de la ''Danse sacrale'', ultime manifestation de la dialectique rythmique et d'intensité de cette impressionnante partition, concluant une exécution décidément d'anthologie. Que la virtuosité du Los Angeles Philharmonic, tous pupitres confondus, porte à un haut degré de perfection.
La captation live, en concert en janvier 2006 au Walt Disney Concert Hall, réunissait la fine équipe technique de DG, dont Sid McLauchlan à la production et Rainer Maillard à la prise de son. Qui ont réalisé sans doute les meilleurs fleurons du catalogue à l'étiquette jaune. On en signale les caractéristiques ici : un relief quasi tangible, renforcé par le nouveau mixage surround dans le format Blu-ray Pur Audio, une naturelle spatialisation (Moussorgsky), un savant étagement des plans (Bartók) et une vraie profondeur de champ (solo de clarinette basse du Mandarin, solo de basson et petite harmonie introductive du Sacre), tout cela ajouté à une présence des graves qui n'a rien d'artificiel (grosse caisse du Sacre). On tient là une véritable mise en espace sonore qui rencontre au plus près les larges écarts de dynamique de chacune des trois œuvres. Une sorte de modèle sonore, de ''fidélité'' musicale qui se rapproche singulièrement de la réalité de l'écoute en concert.
Texte de Jean-Pierre Robert
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