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  • Jean-Pierre Robert
  • Musique

CD : l'Age d'argent de la musique russe

Trifonov Silver age

  • ''Silver Age''
  • Igor Stravinsky : Sérénade en la. Suite pour piano de L'Oiseau de feu (transcription de Guido Agosti). Trois mouvements de Petrouchka
  • Serge Prokofiev : Sarcasmes op.17. Sonate pour piano N°8 en op.84. Gavotte extrait de Trois Pièces de Cendrillon, op.95. Concerto pour piano et orchestre N°2 en sol mineur op.16
  • Alexandre Scriabine : Concerto pour piano et orchestre en op.20
  • Daniil Trifonov, piano
  • Mariinsky Orchestra, dir. Valery Gergiev
  • 2 CDs Deutsche Grammophon : 483 5331 (Distribution : Universal Music)
  • Durée des CDs : 69 min 39 s + 75 min 44 s
  • Note technique : etoile bleueetoile bleueetoile bleueetoile bleueetoile bleue (5/5) 

Le nouveau Trifonov est arrivé ! L'album intitulé ''Silver Age'' focalise sur une époque de la musique russe entre 1907 et 1917, référencée à un personnage clé, Serge Diaghilev. Initiateur des fameux ''Concerts Historiques Russes'' de 1907 puis des Ballets russes les années subséquentes, sans parler de son empreinte artistique sur plusieurs décennies. Pour l'illustrer, le pianiste russe a réuni un florilège de pièces pour piano solo et concertantes de Scriabine, Stravinsky et Prokofiev, jouées avec la fabuleuse maîtrise qui est la sienne et avec la complicité du chef Valery Gergiev. Une somme passionnante, incontournable. 

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C'est à Serge Diaghilev et ses ''Concerts Historiques Russes'', donnés en mai 1907 au Palais Garnier, que l'on doit le vocable d'Age d'Argent de la musique russe. La crème de la société musicale parisienne avait été conviée à ces cinq concerts pour entendre d'abord les compositeurs nationalistes bien connus des européens de l'ouest, comme Glinka, Rimski-Korsakov ou Tchaïkovski, mais aussi, et de manière plus audacieuse, pour découvrir les jeunes loups de la nouvelle garde, Scriabine, Stravinsky et Prokofiev. Au ''Siècle d'or'' de la littérature en Russie au XIXème devait désormais correspondre un nouvel âge de la culture russe : un ''Age d'Argent'', illustré cette fois par la musique. Daniil Trifonov précise qu'il ne s'agit pas « d'une seule esthétique mais d'un cocktail de diverses expressions artistiques dans une interaction agitée ». Autrement dit un ensemble hétérogène de courants et genres divers, mêlant aussi bien l’expressionnisme que l’impressionnisme, le futurisme et autres ''ismes'', selon le dada d'une époque peu en mal de renouvellement. 

Un des premiers à être honorés alors est Alexandre Scriabine dont on révélait au public parisien son Concerto pour piano et orchestre op.20. Créé en 1896, il offre une orchestration riche, parfois compacte, mais emplie de mélodie. L'œuvre allie pathos et abstraction et est à la fois tonale et pourvue de sonorités avant-gardistes. Comme il en est à l'Allegro de facture postromantique où l'instrument soliste s'épanche au sein d'un orchestre fusionnel avec de brusques contrastes, manifestation du caractère torturé de son auteur. L'influence de Chopin se fait sentir à l'Andante : le thème lyrique exposé à l'orchestre est travaillé au piano dans quatre variations, successivement élégiaque, agitée, puis plus calme et grave dans le registre de la basse du piano. À la dernière variation, d'inspiration la plus chopinienne, le clavier brode en trilles dans le dialogue avec les bois. Le finale Allegro moderato se place dans la grande tradition du romantisme finissant, par l'alternance de vagues de lyrisme et d'accents tragiques, avant une coda grandiose, un peu longue, où le piano est propulsé vers l'éclat, tout comme l'orchestre.

Daniil Trifonov
Daniil Trifonov ©DR

Deux ans après cette saison de concerts, Diaghilev installe en 1909 ses Ballets russes. Il fait appel à un jeune musicien prometteur, Igor Stravinsky. L'Oiseau de feu est « un caractère iconique de la culture russe » qui paie tribut à ses prédécesseurs, Rimki bien sûr,  mais aussi Moussorgsky et peut-être aussi Scriabine. La transcription pour piano des trois derniers numéros du ballet, due à Guido Agosti, ne cède en rien à la partition originale en termes de rythme mais aussi de poétique. Ainsi de la ''Danse infernale de Kashkhei et de ses sujets'', marquée ''Allegro feroce''. Cela l'est en effet dans la course prestissime de la musique et ses accords plaqués. Le story telling, on le reconnaît, même s'il donne l'impression d'être résumé dans cette transcription hyper virtuose, et dans l'exécution transcendante de Trifonov. Le panel de couleurs à travers les divers épisodes n'est pas moins séduisant, ne serait-ce que dans ses transitions abruptes, ses effets motoriques et l'accélération de l'allure à la limite du possible. La ''Berceuse'' est prise très lente par le pianiste, plus qu'adagio, apportant un changement d'atmosphère presque trop accentué, en tout cas rarement perçu à ce point dans les versions orchestrales, et allant jusqu'à l'immobilisme lors de la transition avec le ''Finale''. Celui-ci installe un climat d'irréalité dans le jeu de la main droite et le sous bassement grave, et un effet comme ensoleillé débouchant sur une succession d'accords somptueux jusqu'au dernier, où tout l'orchestre semble surgir du seul piano.

Le ballet suivant proposé aux Ballets russes, en 1911, Petrouchka, mise sur les mêmes recettes du rythme et de la couleur, là encore à partir d'un morceau significatif de la psyché russe, le conte d'un pantin débarquant dans une fête populaire de printemps, pour la fin tragique que l'on sait. Les Trois Mouvements de Petrouchka, dans la transcription de Stravinsky faite en 1921 pour Arthur Rubinstein, est un des morceaux de choix du répertoire. Daniil Trifonov donne une exécution hautement pensée des « rythmes irréguliers et des sonorités populaires rustiques russes », là où il est question d'« innocence, de brutalité, de destin et de désespoir... traités par Stravinsky dans une lumière rationnelle et moderne ». La ''Danse russe'' déploie un monde étrange dans la juxtaposition des aigus et des graves du piano en une rare symbiose, où l'on perçoit tous les coloris chatoyants de l'orchestration. La séquence ''Chez Petrouchka'' et ses innombrables changements de climats au gré de 13 indications différentes, de scherzando à adagietto, de furioso à lento, de vivo à risoluto, le pianiste ne l'amoindrit pas, loin de là. ''La semaine grasse'' résonne de fastueuses sonorités. Ses divers traits si exigeants pour l'interprète sont ici ménagés par un pianiste qui ressent du dedans ce grand showpiece qui n'est pas que technique spectaculaire.

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L'intime mélange de l'ancien et du nouveau, au cœur du caractère hétérodoxe du ''Silver Age'', est tout autant au centre des préoccupations esthétiques de Stravinsky dans sa période néoclassique. La Sérénade en La, de 1925, montre un étonnant éclectisme dans ses 4 mouvements emplis de trouvailles harmoniques imprévisibles. Ainsi de la ''Romanza'', comme improvisée et « on ne peut moins sentimentale », selon Trifonov. Ou de la ''Cadenza'' finale, la section la plus moderniste de cette œuvre peu connue.

Daniil Trifonov Valery Gergiev
Daniil Trifonov & Valery Gergiev ©DR

L'autre musicien iconoclaste propulsé dans la lumière par Diaghilev est Serge Prokofiev. De leur première rencontre à Londres en 1914, date Sarcasmes op.17.    Cette suite de 5 pièces de caractère pour piano où s'illustre le musicien provocateur, est un melting pot d'ostinatos et de dissonances. L'écriture est éblouissante dans les modes les plus divers, qui ne sont pas sans rappeler ceux de Scriabine. Les titres en disent long, comme ''Tempetuoso'', censé choquer l'auditeur par son écriture motorique. Ou ''Allegro precipitato'', course haletante d'un piano martelé, entrecoupée d'échappées prétendument lyriques. Ou encore ''Smanioso'' (avec démence) et sa collection de figures étranges mêlant divers rythmes et grands aplats.

Le Concerto pour piano et orchestre N°2 op.16, qui date de 1913, est un sérieux challenge pour le soliste, car c'est le plus ardu des cinq. Trifonov en révèle la formidable technicité mais aussi l'intensité qui affleurent à chacun des quatre mouvements. L'Andantino est composé de plusieurs parties : un thème lyrique et mystérieux avec progression lente, crescendo fulminant à l'orchestre tandis que le piano brode, puis une marche avec piano motorique, ruptures de rythmes à la Stravinsky, une vaste cadence martiale explorant tout le spectre du clavier, enfin une coda grandiose que Gergiev rend incandescente. Le Scherzo Vivace fuse de tous ses feux à l'orchestre et au clavier, car l'écriture pour le soliste s'enroule dans un mouvement que rien ne semble devoir arrêter. À l'Intermezzo, la gaieté du propos ne change pas la manière qu'a le piano d'avancer cérémonieusement dans le medium et le grave. La fusion orchestre et soliste est inouïe. Le finale ''Tempetuoso'' offre une débauche de traits décochés comme des flèches. Le motorisme est à son comble, traversé d'espaces de répit et de deux cadences. La lecture qu'en donne Trifonov défie les adjectifs : précision millimétrique, doigté d'acier, flair pour organiser les divers morceaux de ce puzzle.

Si le ''Silver Age'' a pris fin en 1917 avec la révolution bolchevique, et si l'héritage de Diaghilev est désormais lointain, Prokofiev poursuit une enviable carrière. Il découvre le cinéma avec Eisenstein et continue à composer pour le ballet, la symphonie et le piano. La Sonate pour piano N°8 op.84, la dernière des trois dites ''de guerre'', est selon Sviatoslav Richter, « la plus riche de toutes les sonates ». Et un sérieux challenge. Pas pour Trifonov, qui dans le sillage de son illustre prédécesseur, en livre une exécution d'anthologie, insistant sur son caractère intensément polyphonique. Ainsi du long premier mouvement qui offre une structure épique au fil d'épisodes bien contrastés. Débuté dolce, le propos s'assombrit et affirme son dramatisme, illustratif des ravages de la guerre, par une écriture faite de dureté et usant au maximum du registre grave du piano. L'Andante sognando est selon Trifonov « comme une errance à travers un étrange jardin fleuri », bardé de dissonances presque suaves. La manière est celle de la ballade, d'un calme lyrisme évocateur d'un bonheur passé. Le Vivace Allegro ben marcato voit le retour à la précipitation et au jeu percussif, mais formidablement lié ici. Tout semble s'emballer pour construire une thématique grandiose usant de toutes sortes de techniques pianistiques, notes piquées, lourées, manière aérienne ou bien scandée. La progression sonore en devient presque insoutenable avec des graves d'une intensité inouïe. Les Richter et autre Guilels ont trouvé leur maître !

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Qu'ajouter pour qualifier un tel pianisme ? La manière sans fard de creuser les écarts de dynamique. En cela, Trifonov s'inscrit dans les pas de ces trois compositeurs qui ont su tirer le maximum de l'instrument. Son côté percussif, bien sûr, sans jamais sombrer dans un excès de dureté, même si celle-ci a une fonction bien définie. Mais aussi l’échantillonnage des nombreuses possibilités de coloration, ce qu'autorise un doigté, tantôt d'acier, tantôt de velours, pour obtenir des effets de scintillement ou marquer tel trait combien évocateur. Et ce grâce à un usage généreux, quoique très contrôlé, de la pédale. La contribution de Valery Gergiev et de ses musiciens du Mariinsky dans les deux œuvres concertantes est déterminante, car l'identité de vues est palpable. Dans le Prokofiev en particulier, où l'on perçoit un vrai moment de musique d'exception.

Côté prise de son, les pièces solos, enregistrées à la Princeton University aux USA, offrent une image à la fois proche et aérée, car captées dans une acoustique ample et une perspective avenante de salle de concert, le piano saisi dans tout son large spectre harmonique. S'agissant des concertos, enregistrés au Concert Hall du Mariinsky Theatre de Saint-Pétersbourg, le piano est bien mis en avant et les tutti d'orchestre proportionnés, même si dans le Scriabine l'immédiateté est plus privilégiée que l'espace. Rien de tel pour le Prokofiev où les proportions sont proches de l'idéal.

Un mot enfin quant à l'édition de la plaquette des CDs : l'absence de tout texte français est regrettable, d'autant plus incroyable que le propos du disque paie largement tribut à des concerts légendaires organisés à Paris, au Palais Garnier.

Texte de Jean-Pierre Robert

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