CD : Les Essentiels ON-Mag – Piano duets pour un ''Paris, joyeux et triste''
Chaque vendredi, durant le confinement, la rubrique CD s’ouvrira à des disques déjà parus que la revue considère comme indispensables pour leur qualité musicale et technique.
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- ''Paris joyeux et triste'', duos pour piano
- Igor Stravinsky : Concerto « Dumbarton Oaks » (transcription pour deux pianos de l'auteur). Concerto pour deux pianos solos
- Erik Satie : Socrate, drame tiré des Dialogues de Platon (transcription pour deux pianos de John Cage). Cinéma. Entracte symphonique du ballet Relâche (transcription pour piano à quatre mains de Darius Milhaud).
- Alexei Lubimov, Slava Poprugin, pianos.
- 1 CD Alpha : Alpha 230 (Distribution : Outhere Music)
- Durée du CD : 77 min 30 s
- Parution : février 2016
- Note technique : (5/5)
Le pourquoi de ce disque est d'illustrer le Paris des années 1920/1930. Un Paris joyeux et triste vu par deux musiciens provocateurs, Igor Stravinsky et Erik Satie. Amis et pourtant si différents face à leur art. Singulièrement dans ces musiques pour deux pianos qui ressuscitent l'atmosphère d'une époque un peu folle. Aussi était-il impossible de les jouer autrement que sur des instruments contemporains : un Pleyel de 1920, un Gaveau de 1906 et un Bechstein de 1909. Un must à qui veut sortir des sentiers battus !
Alexei Lubimov a conçu un programme original mêlant des pièces des deux musiciens, là où « dans leurs théâtres respectifs, chacun a joué pour de vrai ». Le Concerto « Dumbarton Oaks » (1938) est ici donné dans la transcription pour deux pianos de Stravinsky lui-même. C'est en fait la version d'origine, l'orchestration n'étant venue qu'après sur le modèle et la dimension des Concertos Brandebourgeois. Joué sur un Pleyel de 1920 et un Gaveau de 1906, aux sonorités si différentes, l'œuvre prend une allure résolument moderniste : rythme endiablé percussif du Tempo giusto, ragtime volubile de l'Allegretto, rythme déjanté du Con moto et de son développement tout en contrastes, annonçant quelques tournures du Rakes' Progress. Erik Satie écrit Socrate en 1919. Ce ''drame symphonique basé sur les Dialogues de Platon'' est donné dans la transcription pour deux pianos réalisée par John Cage. Y règne une étonnante sérénité au fil de ses trois parties. ''Le portrait de Socrate'' offre une musique au contraire de l'énergie stravinskienne. Puis la séquence ''Les bords de l'Ilissus'' ou la conversation de Socrate avec Phèdre, est baignée d'un calme sérieux. Enfin, ''La mort de Socrate'' libère un certain hiératisme mais aussi une idée de bonté, celle exprimée par le philosophe à l'heure de la fin. On y perçoit aussi l'écume du discours aux disciples réunis autour du maître, ses beaux moments de douceur, ses accès de joie, la résignation aussi, l'affirmation véhémente ou l'abandon, alors que la fin sonne comme un glas. Musique objective, certes, mais loin d'être détachée, en phase avec son contexte littéraire.
Le Concerto pour deux pianos solo de Stravinsky (1935) est de plus vastes dimensions que le concerto précédent, et de style néoclassique. Le Con moto est de stricte forme sonate et ses notes répétées introduisent un sentiment de fébrilité. Les traits en fusées laissent place à des répits de brève durée. Les duettistes Lubimov et Poprugin sont d'une folle agilité, en maîtrisant les rythmes si changeants. Le « Notturno », Adagietto, invente d'autres mètres bardés de trilles rageurs et une façon de marche, typique chez Stravinsky. Le discours musarde de chaque côté avec moult enjolivements. « Quatro varazioni » forme le sujet du mouvement suivant : clair dialogue des deux protagonistes, empoignades furieuses, guirlande de pirouettes sur des rythmes asymétriques, crescendo puissant, enfin manière plus sévère. Le finale « Preludio e fuga » démontre l'inventivité d'écriture dont le compositeur russe a le secret, le mouvement se développant en vitesse et en intensité. L'interprétation d'Alexei Lubimov et de Slava Poprugin est époustouflante.
Cinéma de Satie, extrait du ballet Relâche (1924) est joué dans la transcription pour piano à quatre mains que Darius Milhaud a réalisée en 1925, en hommage à son ami récemment disparu. Ce « Ballet instantéaniste », selon le bon mot de l'auteur, combine diverses brèves séquences dans une atmosphère débridée de kermesse. Tel un roulement de marche funèbre par ce qui ressemble à de la percussion, ou un flot d'autres inspirations plus ou moins cocasses et affolées aux sonorités dadaïstes. On y entend presque fugitivement du Stravinsky. La pièce est jouée sur un piano Bechstein de 1909, ''préparé'' par Lubimov, dégageant une couleur presque orchestrale eu égard au dur martèlement des cordes et autres effets de bruitage. Ici comme ailleurs, Lubimov et Poprugin nous prennent par la main pour le plus fantasque des voyages et leurs instruments ne le sont pas pour peu. À déguster sans modération si on aime l'aventure.
L'enregistrement, dans une église de Haarlem en Hollande, est d'une extrême clarté, avec une spatialisation des instruments quasi idéale. On admire le spectre sonore riche en nuances des trois instruments, leurs sonorités bien différentes et leurs extraordinaires mécaniques.
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Texte de Jean-Pierre Robert
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