CD : Le Voyage d'hiver transposé pour quatuor à cordes
- Franz Schubert : Winterreise, D.911. Poèmes de Wilhelm Müller
- Transcription pour baryton et quatuor à cordes par Gilone Gaubert
- Alain Buet (baryton). Quatuor Les Heures du jour : Gilone Gaubert, David Chivers (violons), Sophie Cerf (alto), Emmanuel Jacques (violoncelle)
- 1 CD Muso : MU-035 (Distribution : Outhere Music)
- Durée du CD : 73 min 47 s
- Note technique : (4/5)
La richesse musicale et poétique du Voyage d'hiver de Schubert est telle qu'elle suscite les interprétations les plus diverses. On sait la partie chantée pouvoir être confiée non seulement à la voix de baryton, mais aussi à celle de ténor, voire de mezzo-soprano. On connaît aussi une version mise en espace (William Kentridge au Festival d'Aix 2014), et même une exécution sous forme de ballet (Angelin Preljocaj, 2019). Mais voici qu'un nouveau pas est franchi avec une transcription pour le quatuor à cordes de la partie de piano. Autant dire une entreprise touchant à la structure même de l'œuvre. L'écoute surprend, dépayse et interroge, même si la qualité de l'interprétation du chanteur n'est pas en cause.
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Est-il poétique plus prégnante que celle que Schubert a portée dans le cycle du Winterreise ? Une sorte de délectation du pessimisme, à travers la solitude et l'errance, par le truchement de métaphores simples mais combien évocatrices. Le chanteur nous guide dans un voyage envoûtant, celui d'un héros au cœur meurtri, se racontant son désespoir, qui ne renonce à aucune voie pour forger son mal et sceller ce destin : un cheminement inéluctable vers la mort. Plus qu'accompagnant, le piano lui est consubstantiel. Or voilà qu'il s'efface devant quatre cordes dans cette nouvelle version, nul doute à part. Car la démarche est foncièrement différente. Elle s'appuie sur une tradition de la transcription bien connue au XIXème siècle, et précisément des œuvres de Schubert dont certains de ses Lieder ont été transcrits par des plumes célèbres, sous la forme orchestrale. L'auteure de la présente transcription pour quatuor à cordes affirme, malgré une inauthenticité apparente, rester dans le cadre de l'authenticité. Selon elle, « seuls un purisme excessif, une sacralisation exagérée de la partition, conduiraient à se récrier a priori face à une telle tentative ». Dont acte. Mais c'est aller un peu vite en besogne. Et de reconnaître d'ailleurs que le rapprochement du quatuor à cordes et du Lied n'est pas le plus aisé à réaliser, car « le quatuor n'est justement pas destiné à accompagner ». On prétend que la notion d'accompagnement chez le musicien autrichien revêt une autre dimension que le piano n'est pas le seul à pouvoir assurer : il se produirait dans le Winterreise une telle « chimie réciproque », que quatre cordes peuvent encore mieux la façonner, surtout si on a recours à un jeu sans vibrato pour éviter trop de brillance.
Qu'en est-il ? Un indéniable élargissement du spectre dans les contrastes et les ruptures de rythmes, d'où une nouvelle surabondance de l'accompagnement. Une résonance d'ensemble bien autre qu'avec le piano, eu égard, certes, à l'habileté de la transposition, l'originalité des timbres utilisés et le panel de couleurs qu'offrent les quatre cordes. Un soutien plus soutenu de la voix aussi. Car si on perd le caractère percussif, on gagne en capacité de soutenir la note, ce qui a un impact sur le phrasé du chant dont la ligne est parfois légèrement modifiée. Par voie de conséquence, l'expressivité peut en être transformée. Le résultat conduit à trop de richesse, par exemple dans ''Ertsarrung'' (Engourdissement) et son climat hypnotique. Comme dans le Lied ''Irrlicht'' (Feu follet), génialement caractérisé par l'instabilité de la partie pianistique : là où il doit être suggéré, l'accompagnement se trouve ici trop souligné. En revanche, le traitement convient mieux à des mélodies au flux plus rapide. Comme ''Die Watterfahne'' (La girouette) et son sinistre message, dont les cordes restituent nul doute la mouvance, l'instabilité du discours. Ou encore ''Wasserflut'' (Torrent), où un tel accompagnement permet de mieux soutenir les inflexions de la voix. Mais la poétique déchirante de ''Ensamkeit'' (Solitude) et sa profonde tristesse résistent-elles aux traits des violons et de l'alto et aux grommellements du cello ?
Paradoxalement, c'est dans la seconde partie du cycle, où la voix se fait plus narrative, que la transposition paraît plus en situation. Comme dans ''Die Post'' (La poste) et son débit faussement gambadant, où le dialogue prend un tour plus vif, le violon I imitant le cor de postillon. Ou dans ''Die Krahe'' (La corneille), là où le même violon I souligne parfaitement la ligne de chant. Dans ''Im Dorfe'' (Au village), les passages syncopés inquiétants du piano, transposés aux cordes graves, apportent une note d'un étonnant réalisme, et la différence de climat à travers le chant du violon est pertinente. Dans ''Taüschung'' (Illusion), si le rythme de valse naïve semble un peu trop amplifié par la sonorité du quatuor, le parodique du poème reste bien présent. Enfin, le bouleversant statisme de l'ultime Lied ''Der Leiermann'' (Le Joueur de vielle), comme si mots et notes s'envolaient vers l'infini, paraît ici comme exacerbé, le son de la vielle étant figuré dans la phrase du violon I sans vibrato évoluant sur la lancinante basse obstinée du violoncelle.
L'emphase portée à l'accompagnement ne doit pas faire oublier les mérites du chanteur. Alain Buet, qui s'est fait une solide réputation dans le genre de l'opéra baroque, offre une interprétation qui n'a pas à pâlir de la comparaison avec ses illustres collègues : une simplicité toute naturelle, un timbre clair, une diction impeccable, tour à tour caressant le mot ou projetant de véhéments accents. Il use d'un large spectre, du murmure à l'éclat, de la touche ténorisante à la faconde du registre de basse. La poétique schubertienne est restituée à son meilleur : déchirante, vibrante, d'une insondable nostalgie ou d'une tristesse résignée.
Au final, les impressions sont partagées, plus du fait de l'idée même de la transcription que de sa réalisation, nul doute techniquement accomplie. Cela enrichit-il ce chef-d'œuvre ? Et ne risque-t-il pas d'en modifier le sens ? Reste la seule question qui vaille réellement : une telle version chambriste peut-elle s'imposer, au concert singulièrement, ou restera-t-elle une expérience isolée, certes audacieuse ? L'avenir le dira et il sera intéressant de voir si d'autres chanteurs, organisateurs de concerts, voire labels, s'en emparent.
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L'enregistrement, à l'abbaye de Port-Royal des Champs, est d'une très grande proximité, la voix bien enveloppée par les cordes.
Texte de Jean-Pierre Robert
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