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  • Jean-Pierre Robert
  • Musique

CD : une version exemplaire d'Agrippina de Haendel

Agrippina

  • George Friedrich Haendel : Agrippina. Opéra en trois actes. Livret de Vincenzo Grimani
  • Joyce DiDonato (Agrippina), Elsa Benoit (Poppea), Franco Fagioli (Nerone), Jakub Józef Orliński (Ottone), Luca Pisaroni (Claudio), Andrea Mastroni (Pallante), Carlo Vistoli (Narciso), Biagio Pizzuti (Lesbo), Marie-Nicole Lemieux (Giunone)
  • Il Pomo d'Oro, dir. et clavecin : Maxim Emelyanychev
  • 3 CDs Erato : 0190295336585 (Distribution : Warner Music)
  • Durée des CDs : 74 min 44 s + 75 min 58 s + 79 min 39 s
  • Note technique : etoile verteetoile verteetoile verteetoile verteetoile verte (5/5)

Voici une nouvelle version enthousiasmante de l'Agrippina de Haendel, intégrale ou peu s'en faut eu égard à la minutieuse reconstruction opérée de la partition originelle. La direction magistrale de Maxim Emelyanychev est pour beaucoup dans sa réussite. Comme la fastueuse distribution alignant le nec plus ultra du chant baroque du moment et la fine fleur du roster d'artistes sous label Erato, emmenés par la flamboyante Joyce DiDonato et un trio de contre-ténors à pâlir. 

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Troisième opéra de Haendel, Agrippina a été créé à Venise en 1709 dans l'un des seize théâtres d'opéra que comptait alors la Serenissima, le vaste Teatro San Giovanni Grisostomo. Il connaît ces temps un regain d'actualité et la faveur des mélomanes, au même titre que des œuvres comme Giulio Cesare ou Alcina. Et ce grâce à des productions scéniques marquantes, dont celle du Festival de Munich 2019 et à des réalisations discographiques non moins remarquées dirigées par John Eliot Gardiner et René Jacobs. La qualité du livret n'y est pas pour rien, un des meilleurs que Haendel ait eu entre les mains, vraisemblablement dû à la féconde plume du cardinal Vincenzo Grimani. Qui s'inspirant de Tacite et de Suetone, a conçu une trame aux nombreux rebondissements, faite d'intrigues croisées, de machinations maintenant en haleine au long de trois actes conséquents. Cinq personnages se mettent en scène, deux femmes et trois hommes, avec comme moteurs la conquête du pouvoir et le désir amoureux. Agrippina, l'épouse de l'empereur Claudio, qu'on croit mort, veut promouvoir son fils Nerone à la magistrature suprême. Sa totale détermination pour ce faire autorise toutes sortes de manigances auprès de ceux susceptibles de favoriser l'aboutissement de ses plans, ce à quoi se prêtent volontiers ses soupirants. Las, Claudio est bien vivant car il a survécu à un naufrage grâce à la main secourable d'Ottone qui se serait vu proposer le trône en récompense. Mais aux honneurs, ce dernier préfère le cœur de la belle Poppea. Sûre de ses charmes, celle-ci cherche celui qui saura être le meilleur parti et à cette fin n'hésite pas à monter les stratagèmes les plus osés. Comme cette incroyable scène où elle accueille simultanément ses trois prétendants, Nerone, Ottone et Claudio lui-même, pour tenter de percer le dernier mot de leurs intentions, chacun voyant là matière au soutien de ses propres ambitions. Dont Claudio conscient de sa propre infidélité, et le pervers Nerone bien décidé à tirer profit des diaboliques plans de sa mère. Au final, après une ultime volte-face où Claudio teste la sincérité de chacun, tout rentre dans l'ordre : Nerone peut être proclamé empereur, à la satisfaction de sa mère, et Poppea épouser Ottone.

La musique de Haendel scrute cette galerie de caractères bien trempés. Certes, la partition recycle des morceaux empruntés à des compositions antérieures, ce que le livret du disque se plaît à décortiquer par le menu. Mais peu importe si le produit fini offre autant de splendeurs musicales. Et on ne les compte pas tant l'originalité de la composition se retrouve partout dans l'accompagnement des voix, les arias étant souvent ornées d'instruments concertant, et dans le traitement symphonique. À des récitatifs très développés répondent des arias sur le schéma da capo relativement courtes, proches de l'ariette de la tradition vénitienne de l'époque. On y trouve aussi des scènes développées à plusieurs personnages et même un petit chœur formé par l'ensemble des neuf solistes. La direction de Maxim Emelyanychev se distingue par son élégance et sa respiration d'ensemble. Le nuancier est vaste : tempos incisifs, rythmique marquée sans être heurtée, poétique élégiaque, raffinement sonore. Toute une dramaturgie se déploie, apte à différencier l'ambiance de chaque scène et à singulariser chacune des arias, qu'elle soit enfiévrée de passion ou empreinte de poétique bucolique. Intensité et ampleur, fluidité et souplesse animent un discours aux sonorités somptueuses, que l'ensemble Il Pomo d'Oro dispense à profusion par une indéniable familiarité avec ce répertoire. Elle se signale aussi dans le souci de l'instrumentation, dont les solos lors des arias, de violon, de hautbois, de cors ou encore de la gambe et de l'orgue positif, et la vivacité du continuo, le clavecin étant tenu par le chef lui-même.

L'affiche de stars réunies ne déçoit pas. Leur chant est au soutien d'une caractérisation, certes moins exacerbée que dans la production de Barrie Kosky à Munich, mais tout aussi intense, singulièrement dans le registre du machiavélisme et de la duperie. Personnage vers lequel tout converge, celui d'Agrippina trouve en Joyce DiDonato interprète frôlant l'idéal : elle en trace l'ambition comme la perfidie avec un abattage vocal qui rend pleine justice à une figure d'une extrême complexité. Grâce à un large ambitus, elle se joue avec brio des vocalises des arias ou de leur infini cantabile. Partout la tragédienne émeut par son habileté à nuancer les registres dramatiques, de la détermination dans l'aria ''L'alma mia fra tempeste'' (I/6), de la vraie fausse douceur de la femme blessée (''Non ho cor'', I/23), ou du contentement de soi lors de ''Ogni vento'' (II.20). Elsa Benoit, qui fut de la distribution munichoise, distille une Poppea savamment rusée sous des dehors d'affolante séductrice. Avec une diction exemplaire et une bonne dose d'aplomb, elle négocie les grandes fresques vocales comme l'aria di furore ''È un foco'' (I/17) ou un morceau plus élégiaque tel ''Bel piacere'' (III/10), enjoué et sautillant.

Le cast aligne aussi trois contre-ténors rivalisant de flamme. Franco Fagioli, lui aussi présent à Munich l'été dernier, offre de Nerone un portrait éblouissant, homme orgueilleux, fantasque, voire hystérique, au fil d'arias d'une pyrotechnie redoutable. Celles du dernier acte dispensent une insolente virtuosité avec des colorature à perdre haleine, comme l'haletante ''Come nube'' (III/11) sur un accompagnement furieusement rapide, encore plus étourdissantes à la reprise pour atteindre une quinte aiguë vertigineuse. Un tour de force superbement maîtrisé. Jakub Orliński, un nom qui s'affirme au firmament des chanteurs de sa tessiture, est tout autant à l'aise dans les vocalises ornées et les affres d'Ottone. La couleur du timbre mordoré est parfaitement associée au tragique d'un personnage en butte au rejet de tous, mais qui cultive le souci de l'élégiaque, comme dans l'aria ''Tacerò'' (III/2), accompagnée de la viole de gambe. Le poignant désespoir aussi, lors de ''Vaghe fonti'' (II/7), une des plus saisissantes pages de l'opéra, au climat presque surnaturel. Enfin Carlo Vistoli, Narciso, l'un des deux affranchis de Claudio, dispense un timbre fort séduisant lui aussi. Voici un de ces nombreux jeunes chanteurs prêts à assurer la pérennité de ce répertoire. Côté voix graves, Luca Pisaroni campe un Claudio en majesté et pare toutes ses interventions des prestiges d'une voix de baryton-basse bien projetée. Tout comme la basse bien sonore d'Andrea Mastroni, Pallante. Cerise sur le gâteau que la courte mais superbe intervention finale de Marie-Nicole Lemieux en déesse Junon.  

L'enregistrement, au Centre culturel de Dobbiaco, est d'un remarquable relief. L'image est à la fois intimiste dans les récitatifs et aérée pour ce qui est des airs et ensembles. Et l'équilibre parfait entre voix et orchestre. Une efficace spatialisation suggère une discrète mise en scène, ce qui ajoute au prestige de cette interprétation.

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Texte de Jean-Pierre Robert

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