CD : ''Le temps et l'éternité'', un programme imaginé et joué par Patricia Kopatchinskaja
- ''Time & Eternity''
- Karl Amadeus Hartmann : Concerto funèbre pour violon et orchestre à cordes
- Frank Martin : Polyptyque pour violon et deux petits orchestres à cordes
- Guillaume de Machaut : Kyrie de la Messe de Nostre Dame
- JS Bach : Chorals extraits de la Passion selon Saint Jean, BWV 245. Choral ''Als Jesus Christus in der Nacht'', BWV 265
- John Zorn : Kol Nidre
- Luboš Fišer : Crux pour violon, timbales et cloches
- Beata Würsten, Sarah Würsten, Monika Würsten, chant
- Wieslav Pipczynski, accordéon,
- Henri Mugier, cantor, Bern Jewish community
- Wojciech Maruszewski, Prêtre polonais du Canton de Berne
- Ioan Ciurin, Prêtre de l'église orthodoxe russe de Berne
- Camerata Bern, violon & direction artistique : Patricia Kopatchinskaja
- 1 CD Alpha : Alpha 445 (Distribution : Outhere Music)
- Durée du CD : 77 min
- Note technique : (5/5)
Cet audacieux programme a été conçu par la violoniste phénomène Patricia Kopatchinskaja qui en est aussi l'interprète de choix avec ses complices de la Camerata Bern. Il décline le concept de temps et d'éternité notamment à travers deux compositeurs bien peu joués, Karl Amadeus Hartmann et Frank Martin. Une proposition riche d'émotion musicale, qui participe d'une réflexion humaine plus profonde.
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Ce programme est celui du concert donné dans une église de Berne. Patricia Kopatchinskaja en donne le substrat : « cette musique est faite du sang et des larmes d'âmes torturées : étranglées dans un cri, voix bourdonnant dans le silence de la terreur, le bruit de la guerre dans une cadence improvisée... Il s'agit de nous, de notre passé et de notre avenir ». Conçu comme une sorte de cérémonie, il est centré autour du Concerto funèbre de Karl Amadeus Hartmann (1905-1963). Composé en 1939, pour violon et orchestre à cordes, il exprime l'indignation et le désespoir que provoquaient pour le musicien la terreur nazie et les guerres de conquêtes contre la Tchécoslovaquie et la Pologne. Une des citations musicales est le chant de guerre hussite de 1430, ''Vous êtes les guerriers de Dieu''. Elle apparaît au premier mouvement Largo, énoncée par le violon solo. Suivent un Adagio, longue plainte dans le registre piano, puis un Allegro di molto, morceau élégiaque et torturé, notamment dans la partie soliste, destinée à décrire la brutalité des événements contemporains. Le finale, ''Choral'', fait entendre une autre citation, le ''Chant des martyrs'', à la mémoire des morts de la révolution russe de 1905. Est également évoqué le chant juif ''Eliyahu hanavi'', par solidarité envers les compatriotes juifs du musicien persécutés par les nazis. Le ton est d'une totale affliction, le violon tressant une sorte d'hymne de déploration. Le message transmis est d'espérance face au désespoir véhiculé par les événements de l'époque : que les victimes ne soient pas mortes en vain.
Patricia Kopatchinskaja a souhaité mettre en regard de cette œuvre poignante le Polyptyque pour violon et deux petits orchestres à cordes du suisse Frank Martin (1890-1974). Écrit peu avant la disparition du musicien, et dédié à Yehudi Menuhin, il se divise en six parties, évocation des six panneaux d'un retable de la Passion du Christ peints vers 1308/1311 par Duccio di Buoninsegna (1255-1319). Ce sont successivement : ''Image des Rameaux'' ou l'entrée de Jésus à Jérusalem, où Jésus est représenté par le solo de violon et la foule bruyante par l'orchestre ; ''Image de la chambre haute'', c'est-à-dire la Cène, où aux questions inquiètes des apôtres font écho les réponses pleines d'amour de Jésus ; ''Image de Judas'', un homme pétri de peur qui s'abandonne au désespoir, musique agitée, tourmentée ; ''Image de Gethsémani'', prière fervente introduite par le violon sur un orchestre en sourdine ; ''Image du Jugement'', illustrant la cruauté de la foule déchaînée, musique véhémente aux accents abrupts d'où surnage le violon, vision de souffrance du Christ ; enfin ''Image de Glorification'', épilogue festif mais non brillant qu'enlumine le violon. Le panneau central de la crucifixion, non traité par Frank Martin, est ici symbolisé musicalement par une composition du tchèque Luboš Fišer (1935-1999), Crux pour violon, timbale et cloches (1970), incluse entre les sections V et VI : un long ostinato de violon sur une lente battue de timbales, hors cadence puis en cadence.
Ces deux œuvres sont entourées d'autres pièces qu'on peut considérer comme relevant de la même thématique, toutes transcrites pour orchestre à cordes. Empruntées à des Chorals de la Passion selon Saint Jean BWV 245 de JS Bach, et au Kyrie de la Messe de Nostre Dame de Guillaume de Machaut. Le concert-cérémonie est introduit par une courte pièce de John Zorn (*1953), Kol Nidre, inspirée de la célèbre prière mélodique juive. Il est ensuite entrecoupé d'interventions parlées et de chants délivrés, entre autres, par des officiants prêtres de l'église catholique de Pologne et de l'église russe orthodoxe.
Ce parcours évoquant un sentiment d'abîme, et pas nécessairement de désespoir, associe liturgies catholique et juive en un tout assez cohérent. À l'aune de l'humanité, de l'émotion qu'exhalent ces compositions si expressives. Ce que magnifie l'interprétation de Patricia Kopatchinskaja, d'une expressivité à fleur de peau comme tout ce qu'entreprend et touche cette artiste hors norme. Son violon se fait tour à tour interrogateur et impérieux, distillant des sonorités envoûtantes. La Camerata Bern lui donne une réplique aussi fervente que musicalement accomplie. Et l'enregistrement, dans les studios de la Radio de Zurich SRF, offre présence et clarté.
Texte de Jean-Pierre Robert
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