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  • Jean-Pierre Robert
  • Musique

CD : Ivo Pogorelich joue Beethoven et Rachmaninov

Pogorelich Beethoven Rachmaninoff

  • Ludwig van Beethoven : Sonates pour piano N ° 22 en fa majeur op. 54 & N° 24 en fa dièse majeur op. 78
  • Serge Rachmaninov : Sonate pour piano N° 2 en op. 36 (version révisée de 1931)
  • Ivo Pogorelich, piano
  • 1 CD Sony classical : 19075956602 (Distribution : Sony Music Entertainment)
  • Durée du CD : 54 min 04 s
  • Note technique : etoile bleueetoile bleueetoile bleueetoile bleueetoile grise (4/5) 

Ce disque est une sorte d'événement puisqu'il marque le retour en studio, et pour un nouveau label, du légendaire Ivo Pogorelich qui n'avait rien livré depuis 20 ans. On sait l'interprète en marge de ses pairs pour ses partis pris musicaux audacieux, depuis ses débuts fracassants au Concours Chopin en 1980 qui connut l'esclandre du départ de sa présidente Martha Argerich, sidérée de ne pas voir reconnu le génie du jeune prodige. On sait aussi les réalisations de celui qui est devenu une icône, frappées au coin de l'exception. Il joue ici deux sonates de Beethoven et une de Rachmaninov, deux compositeurs bien éloignés quant au style, en quête pourtant d'un nouveau langage. Un rapprochement curieux mais non fortuit.

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L'originalité du programme ne s'arrête pas là. Car les deux sonates de Beethoven retenues par Ivo Pogorelich ne sont pas parmi les plus célèbres. Elles sont pourtant unies par un lien certain, et pas uniquement par le fait qu'elles ne comportent l'une et l'autre que deux mouvements. Témoin de la recherche par le musicien de formes nouvelles dans la composition pianistique, outre un enrichissement de l'éventail sonore et expressif de l'instrument. En effet, Beethoven venait d'entrer en possession, en 1803, d'un nouveau piano de la marque Érard, un instrument offrant plus de possibilités que les pianoforte viennois. Le rapport est plus fondamental car organique, autour de la tonalité employée, celle de fa. La Sonate op. 54 en fa majeur a été écrite en 1804, juste avant l'Appassionata, elle-même en fa mineur. Elle s'ouvre par un Tempo di Minuetto dont la rythmique marquée et les écarts de dynamique entre le calme du Ier thème et l'énergie dans la cascade d'intervalles du second sont soulignés par le jeu athlétique de Pogorelich. L'Allegro, une sorte de perpetuum mobile, pris quasi presto par l'interprète, dégage une pulsation irrépressible et la récapitulation sera encore plus rapide jusqu'à son accord final sec. Ivo Pogorelich nous signifie indéniablement qu'il y a là un ''modernisme'' qui préfigure les œuvres du futur. La Sonate op. 78 en fa dièse majeur date de 1809. Après un silence de cinq ans, Beethoven renoue avec la sonate de piano par une pièce dans la tonalité inhabituelle de fa dièse majeur et le lyrisme que celle-ci implique par sa luminosité. Le premier mouvement, après une courte séquence Adagio cantabile, installe un Allegro ma non troppo de climat sans cesse changeant et décidé, quoique dépouillé de toute monumentalité. Non sans rappeler la manière du début de la sonate op. 54. Mais la poétique expressive reste le maître mot, proche de l'effusion et annonçant celle du romantisme. Le second mouvement Allegro vivace marque une rupture d'atmosphère, de son débit virtuose où se glissent quelques traits d'humour dans les arêtes vives opposant aigu et grave du piano. Pogorelich n'hésite pas à creuser l'écart juxtaposant les extrêmes. Comme dans la sonate précédente, chaque trait est scruté et le jeu combine énergie à perdre haleine et fluidité. Fruit nul doute d'une longue maturation, voilà un Beethoven tout sauf confortable à l'écoute domestique.

Avec la Sonate N° 2 op. 36 en si bémol mineur de Serge Rachmaninov, on franchit allégrement les années, puisque la pièce voit le jour en 1913. Elle sera révisée en 1931. C'est un monument du piano post-romantique de la part d'un virtuose du clavier, qui interroge l'instrument comme l'avait fait Beethoven un siècle plus tôt. Une œuvre tumultueuse aussi, à l'écriture hétérogène, expressionniste, confrontant des blocs sonores qui se heurtent souvent presque avec violence. Comme à l'Allegro energico et sa rafale de notes ouvrant sur des graves faramineux que Pogorelich assène sans merci. Ce qui préfigure le caractère tragique de l'entier mouvement, avec son chromatisme ardent et ses enchaînements harmoniques audacieux, qui pourtant progresse avec une grande souplesse rythmique. Le pianiste croate adopte une déclamation ferme s'accompagnant de contrastes inouïs aussi bien de dynamique avec des graves plus que soulignés, que de tempo. Le Lento, curieusement marqué ''Non Allegro'', est comme une oasis au milieu de la tempête, réminiscence d'un romantisme révolu, chassé ici par des traits qui frôlent l'horreur. C'est que cette œuvre a été écrite juste avant la Première Guerre mondiale et se ressent de l'anxiété qui prévalait alors. Introduit par une page d'un lyrisme étrange, le mouvement se poursuit en un crescendo impressionnant, traversé de sursauts de puissance, et le discours s'interrompt dans une fausse douceur. Le finale Allegro molto se veut démoniaque, débutant comme une volée de cloches, rappelant la Symphonie Les Cloches, contemporaine. Le piano n'a jamais sonné aussi percutant, annonçant les sommets   qu'atteindra Prokofiev dans ses sonates, les dernières en particulier. Ivo Pogorelich le sait, qui ménage un jeu implacable et ne cherche pas à arrondir les angles, loin de là. Un souffle tellurique plutôt, comme dans son Beethoven juste avant. Et souvent des visions de cataclysme qui n'appartiennent qu'à lui.

Les enregistrements, effectués en deux périodes distinctes (2016/Beethoven et 2818/Rachmaninov) et dans des lieux différents, offrent une image pourtant assez homogène. Dans des acoustiques peu aisées, le piano est saisi de très près, ce qui libère un étonnant relief avec des graves phénoménaux restituant les formidables écarts de dynamique du jeu extrêmement percussif du pianiste. Un tel impact sonore a rarement été atteint au disque. Mais est-on réellement proche de la réalité du concert ? Sauf à penser que le pianiste qui choisit pour ses récitals les salles de faible gabarit, telle la Salle Gaveau à Paris, a ainsi souhaité voir restituer pareille intimité de l'image sonore.

Texte de Jean-Pierre Robert

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