Concert : Maître Péronilla de Jacques Offenbach, une réjouissante découverte !
Jacques Offenbach photographié par Nadar
- Jacques Offenbach : Maître Péronilla. Opéra-bouffe en trois actes. Livret de Monsieur X, attribué au compositeur
- Édition du Palazzetto Bru Zane en collaboration avec les Éditions Mario Bois
- Véronique Gens (Léona), Tassis Christoyannis (Ripardos), Anaïs Constans (Manoëla), Chantal Santon-Jeffery (Alvarès), Antoinette Dennefeld (Frimouskino), Éric Huchet (Maître Péronilla), François Piolino (Don Guardona), Patrick Kabongo (Vélasquez major), Loïc Félix (Vélasquez junior), Yoann Dubruque (Le Marquis Don Henrique), Matthieu Lécroart (Don Fabrice / Le premier juge), Raphaël Brémard, (Le notaire / Pedrillo), Jérôme Boutillier (Le corregidor / Bridoison / Juanito), Antoine Philippot (Le valet / Le majordome / L'huissier), Philippe-Nicolas Martin (Felipe / Antonio / le deuxième juge), Diana Axentii (Paquita / Marietta / Rosita)
- Chœur de Radio France, chef des chœurs : Marc Korovitch
- Orchestre National de France, dir. Markus Poschner
- Version de concert
- Coproduction Théâtre des Champs-Elysées, Radio France, Palazzetto Bru Zane
- Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le samedi 1er juin 2019 à 20 h
Pour l'inauguration de son septième Festival parisien annuel, le Palazzetto Bru Zane affichait une rareté de Jacques Offenbach. Maître Péronilla ou "Les deux Maris de Manoëla" est un opéra-bouffe créé en 1878 comportant tous les ingrédients d'une jolie fantaisie. Il est enfin restitué dans son jus, même si en version de concert, grâce à une interprétation de haut vol. Un réjouissant moment de détente.
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Toujours aussi actif sur les scènes parisiennes, à l'automne d'une carrière déjà bien remplie, Jacques Offenbach mûrissait de longue date le projet de mettre en musique un sujet amusant, à défaut d'être original : la farouche volonté d'un père, Péronilla, maître chocolatier à Madrid et ex-avocat, cherchant à marier sa fille, Manoëla, à un parti intéressant, le barbon Don Guardona, entreprise contrariée par deux compères futés, le soldat Ripardos et le clerc de notaire Frimouskino, qui vont s'employer à faire substituer audit barbon un mari plus acceptable, le maître de musique Alvarès, tout à fait au goût de la belle épousée. Au milieu de ce qui tourne vite à l'imbroglio désopilant, et exige pas moins de 16 personnages, on trouve une matrone espagnole au bon teint, Léona, sœur du chocolatier, un peu hystérique dans son dessein d'aider celui-ci à installer chez Manoëla un impossible mari, un notaire bien sûr auquel on extorque quelque signature, mais aussi trois juges pour tirer au clair une situation sans issue qui doit pourtant en trouver une. Car la belle "aux deux maris", traitée plus comme coupable que victime, s'est vue écartée dans un couvent-prison, le temps de réunir un tribunal pour juger de la chose. Le chocolatier, qui retrouve sa robe et sa verve, accable le premier mari de toutes sortes de défauts et soutient effrontément la cause du second, motif pris de la jeunesse et de l'amour tendre et vrai... Au fil de trois actes bien ficelés, grâce à un livret de la plume du musicien, qui se sera fait aider de bons rimeurs, l'action progresse avec efficacité. C'est qu'Offenbach l'a pourvue d'une musique ne manquant pas d'atours et de jolies tournures. Qui tire la pièce vers les contrées plus raffinées de l'opéra-bouffe, délaissant les facilités de l'opérette. Le thème de l'Espagne n'est-il pas porteur ? En vogue depuis des décennies au XIXème, d'Auber à Bizet, d'Adam à Massenet, tous les compositeurs s'y frottent peu ou prou. Offenbach lui-même a déjà donné avec Les Brigands ou La Périchole. Dans Maître Péronilla, qui sera créé aux Bouffes Parisiens en 1878, la couleur locale est plus que suggérée, quoiqu’infusée avec doigté. Et pas seulement dans l'usage des castagnettes et autres effets ''guatarisants", ou de rythmes ibériques adroitement transposés. Airs, duos, trios et vastes ensembles concertants y font florès. "Il y a plus d'Espagne dans le cerveau d'Offenbach que dans l'Espagne même", dira-t-on.
Markus Poschner ©Steffen Jaenicke
Chaque personnage important se voit attribuer airs ou romances peignant un caractère sinon approfondi, du moins dessiné à l'essentiel. Ainsi du jeune Alvarès dont la sérénade d'entrée mélancolique rehausse singulièrement l'action, suivie d'un habile trio avec l'ajout de ses deux "supporters", Ripardos et Frimouskino. Le personnage sera pourvu d'une autre romance à l'acte suivant, en forme de Malagneňa, le morceau le plus achevé de la partition. Tandis que la belle Manoëla en aura deux, affirmant un caractère loin d'être falot. Sans doute le personnage titre est-il moins bien loti, mais son habile plaidoirie, au dernier acte, rachète-t-elle un premier air assez conventionnel. Pour surfer sur un ressort connu, le sujet n'en possède pas moins une veine qui n'a rien de suranné, et certaines des répliques sonnent d'une actualité certaine : sur la bigamie, la fière assurance du mâle, et quelques poncifs bien sentis que des dialogues vifs rehaussent de vie. Tels les couplets de Don Guardona décrivant sa "course à fond de train" sur une monture rétive qui l'envoie dans un champ de foin et non à son vrai but, la recherche d'un chapelain. Ou des formules à l'effet certes facile, mais combien efficaces, comme "je rage, soupons tout de même", avec accent marqué sur le ''e'' final. Les scènes finales, dont celle du IIème acte, sont emplies de surprises au fil de moult séquences et de l'assemblage cocasse des divers protagonistes dans un continuum musical qui ne faiblit pas en intensité, bien au contraire. L'œuvre renferme plus d'un passage vraiment singulier. Telle l'introduction de l'acte II dont le rythme espagnol enlevé vire à la valse assagie, comme il aura été d'ailleurs de l'Ouverture du Ier. L'insolite y abonde comme un duo de Dalton, les Vélasquez major et junior. Le cocasse des situations le dispute à la vraisemblance, mais c'est là le vrai ressort d'une pièce qui veut déjouer tout raisonnement cartésien. On ne s'ennuie vraiment pas à l'écoute de ces pages dont une apparente hétérogénéité dissimule en réalité une construction rigoureuse.
Et surtout eu égard à une interprétation dont on mesure vite qu'elle a été soigneusement préparée. On a en effet réuni une distribution alléchante, sous l'égide de la Fondation Palazzetto Bru Zane. Qui s'est attachée à une nouvelle édition de la partition, et pourvoit aussi à un enregistrement live de la soirée, dans le cadre de sa série "Opéra français". Deux de ses chanteurs fétiches sont à l'œuvre, Véronique Gens et Tassis Christoyannis. La soprano française apporte à la follette Léona, au tempérament de feu et à l'hystérique manigance, une verve pétulante et un chant généreux. Quant au baryton d'origine grecque, sa belle diction permet au soldat Ripardos de faire valoir une rigueur toute militaire doublée d'un sourire bienveillant. La jeune génération du chant français est à l'honneur. À commencer par Antoinette Dennefeld (Frimouskino), dont le mezzo soprano parfaitement projeté enlumine tout ce qu'elle touche, dès son air d'entrée qui met en chauffe le concert. Chantal Santon-Jeffery le dispute en beauté de la ligne de chant et par une empathie évidente avec le personnage d'Alvarès. La manière dont elle s'empare du rôle du vrai mari aimant et aimé fait plaisir à voir. Anaïs Constans (Manoëla) ne fait qu'une bouchée des airs d'un rôle attendrissant, quoique bien senti, car la belle sait ce qu'elle veut. Le sûr métier d'Éric Huchet et de François Piolino apporte à leur personnage la vraie carrure. Le premier campe un Péronilla qui sait ne pas forcer le trait, et le second, Don Guardona, est loin de la caricature d'un personnage qui s'y prête si l'on n'y prend garde. À leurs côtés, une pléiade de talents pour une foultitude de personnages hauts en couleurs, dont le notaire, Raphaël Brémard, ou le premier juge, Matthieu Lécroart, qui s'emploient à singer les gens de robe, comme on s'y entendait volontiers au XIXème, par le bégaiement et un esprit peu éveillé ! Une mention particulière au Chœur de Radio France, dont l'entrain pare les ensembles d'adrénaline, sans parler de ces 'Ollés' lancés à pleine voix, soulignant plus d'une réplique.
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Le chef Markus Poschner, à la tête d'un Orchestre National de France en brillante forme, magnifie l'orchestration chatoyante et les rythmes endiablés de cette musique qui ne délaisse pourtant pas la valse, prise ici avec une lenteur calculée. Car l'orchestre d'Offenbach n'est jamais passif, mais truffé de détails instrumentaux originaux, à l'appui de sous-entendus malicieux - cette femme qu'on ne saurait couper en deux, en particulier dans le sens horizontal, ce qui n'apporterait que désavantage à l'un des deux maris... La manière racée dont il est traité ici en épouse l'expressivité et transfigure tel trait a priori trivial.
Texte de Jean-Pierre Robert