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  • Jean-Pierre Robert
  • Musique

CD : De son pianoforte, András Schiff nous fait redécouvrir Schubert

Andras Schiff Schubert

  • Franz Schubert : Sonates D. 958, en ut mineur, & D. 959 en la majeur
  • Impromptus D. 899. Trois Klavierstücke D. 946
  • András Schiff, piano
  • 2 CDs ECM New Series : 481 7252 ; 2535/36 (Distribution: Universal Music)
  • Durée des CDs : 56 min 14 s + 67 min 32 s
  • Note technique : etoile orangeetoile orangeetoile orangeetoile orangeetoile orange (5/5)

Voici un bouquet d'œuvres tardives pour piano de Schubert par un de ses plus inspirés interprètes d'aujourd'hui, András Schiff. Qui joue deux des grandes Sonates et deux séries d'Impromptus sur un piano Brodmann de 1820. Une expérience sonore à nulle autre pareille, des exécutions d'une rare intériorité. À écouter absolument.

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Le piano occupe une part importante dans la production de Franz Schubert. Ses trois dernières sonates sont un monument et ses volumes d'Impromptus des moments de grâce uniques. András Schiff a choisi pour ce nouveau disque de réunir les sonates D. 958 et D. 959 et les deux sets d'impromptus D. 899 & D. 946. Une belle immersion dans un langage unique, ce volume formant le pendant de celui paru en 2015 associant les sonates D. 960 & 894, les Impromptus D. 935 et les Moments musicaux D. 780 (ECM 2425.26). De l'année 1827, les Impromptus D. 899 sont autant de pages sombres au long de leurs quatre volets, traversées de fugaces instants de sérénité, dans l'orbite du Winterreise. Le Premier, molto moderato, vaste comme un mouvement de sonate, András Schiff le débute à pas feutrés, pour mieux faire sourdre la violence contenue qui suit : un glas redondant qui ponctue un rythme de marche funèbre, succession de traits insistants et graves. Le second Impromptu, allegro, est tout de fluidité, dans ses gammes de croches ondulant à la main droite en grandes et longues vagues, sur une basse obstinée. Le contraste est grand avec la deuxième section, comme explosive et fortement balancée, ce que renforce la présente exécution. La reprise s'avère plus rapide, boulée presque. Le 3ème impromptu offre une cantilène contemplative, de la main droite tandis que la gauche tresse un accompagnement très travaillé jouant un rôle dynamique dans un contexte d'une étonnante stabilité. On retrouve les terreurs du Lied du Roi des Aulnes mais aussi la calme ferveur de l'Ave Maria. Une fabuleuse progression du clair majeur vers le sombre mineur. L'allegretto que constitue le 4ème Impromptu renoue avec la fluidité du second, sur un rythme identique et ses notes égrenées rapides dans l'aigu. La partie médiane du morceau oppose chez Schiff quelque dramatisme dans des ondulations progressant fiévreusement sur la pulsation comme assénée de la main gauche. 

La Sonate D. 958 en ut mineur, la première de la trilogie de l'année 1828, "la plus volontariste sonate de Schubert'', selon Brigitte Massin, trouve sous les doigts d'András Schiff interprétation passionnée. L'allegro, il le prend bien détaché, lui apportant un ton décidé, quasi beethovénien, héroïque et ample. Cette manière d'une belle clarté qu'autorise le jeu sur le piano de Brodmann, confère au développement une certaine liberté. Les digressions de la main droite ont un ton d'improvisation. La récapitulation renchérit sur les grommellements de la basse, ce qu'amplifie magistralement la sonorité de l'instrument. L'adagio "qui respire la paix, comme un hymne", selon la belle formule d'Alfred Brendel, offre un climat presque religieux avec Schiff qui le commence doucement et ménage une belle montée expressive soulignant le registre grave. La séquence qui suit sera sauvage avec ses accords précipités, soulignés ici. La scansion qu'il lui imprime confère à ce nouveau rythme de marche un aspect inéluctable. Le Menuetto, étrange appellation tant le mouvement est fantasque dans ses accents, est joué par Schiff avec un souci de refus de jeu legato. Le trio a une allure de Ländler mais dans une acception sévère. Le finale, sur un rythme de tarentelle, figure ici une course folle dans sa rythmique nerveuse de cavalcade, traversée de traits syncopés. Le développement, qui offre une extraordinaire instabilité tonale, chemine vers de nouveaux horizons où l'on croit se perdre, jusqu'à une fin abrupte. Mais le pianiste, lui, sait où il va, avec une apparente aisance. Le son du pianoforte confère là encore une couleur éminemment lumineuse. La vélocité du jeu n'en apparaît que plus dégagée de pathos. Voilà une exécution extrêmement pensée, austère certes, mais combien captivante.

Andras Schiff
András Schiff ©DR

Les Trois Klavierstücke D. 946, de la même année 1828, qui ne seront édités par Brahms qu'en 1868, forment une nouvelle série d'impromptus, réduite à trois cette fois, contrairement à ceux de 1827. Schiff y est tout aussi perspicace. Il attaque le premier morceau, allegro assai, dans un rythme plus que soutenu, incisif. Le 2ème thème contraste dans son lyrisme expansif et ses cascades de notes comme un jet d'eau. Il déroule les divers couplets plus lents dans une sorte de rêverie. La seconde pièce présente une forme inverse : une cantilène d'un calme lyrisme, limpide, joliment balancée en forme de refrain laisse place à une section d'une noirceur à peine croyable après une telle clarté. On y croise là aussi les terreurs qu'exhalent bien des Lieder du Voyage d'hiver : de sombres modulations où se fraie le retour du refrain, remontée vers la lumière. Le 2ème couplet, Schiff le nimbe d'une poésie transfigurant son rythme pourtant obsédant, évocation du Destin. Là encore, le jeu du pianiste hongrois renouvelle notre perception de cette musique. Les accents syncopés peu communs de l'allegro très allant de la 3ème pièce contribuent à créer une atmosphère joyeuse de fête. L'épisode central marque sa différence, là où Brigitte Massin voit ''une sorte de Ländler au ralenti'', par des couleurs chatoyantes et s'opposant à l'agitation du début. La coda ramènera les accents enlevés précédents, dans un geste allègre. Du grand art.

Le même mot vient à l'esprit devant l'interprétation de la Sonate D. 959 en la majeur. Le choral qu'introduit l'allegro avec ses notes pointées bien détachées dans cette exécution sur pianoforte, sonne magistral. Le développement, Schiff le conçoit comme une vaste et belle digression, proche de certains impromptus, lui apportant une variété d'éclairages aussi pensés les uns que les autres, dans le travail sur les arpèges en particulier et les cascades de notes aiguës. De l'andantino, sur un rythme de barcarolle, émane une grande mélancolie, douloureusement obstinée, poignante, là également dans le ton des derniers Lieder du Winterreise. Le chant de la main droite s'élève sur une pédale de basse immuable. Schiff apprivoise la section suivante, sorte d'hallucination dans ses harmonies étranges, ponctuée d'accords plaqués, lambeaux d'un dialogue imaginaire. La péroraison, qui ramène le thème avec sa légère répétition et son envol comme contrarié, est magique. Au scherzo Vivace, les arpèges sont d'une finesse de toucher aérienne. Le trio se différencie par son rythme plus capricieux, comme ironique ici. Le finale, rondo allegretto, n'est qu'effusion de lyrisme où tout semble couler de source. La fraîcheur du discours, Schiff la traduit dans la fluidité du jeu et une vraie poétique des couleurs. Il contraste les deux thèmes qui le parcourent, usant d'une vaste palette pour donner vie à ce qui est profusion d'idées, tour à tour dans le calme et le tumulte. Ruptures, pauses magiques comme si le temps était suspendu, tout ici est du ressort du grandiose, jusqu'à une coda presto qui s'envole comme la flèche. 

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Cet art suprême, qui flatte tout sauf la facilité, ne saurait être dissocié du jeu sur l'instrument choisi, le pianoforte de Franz Brodmann de 1820 : une sonorité grondante dans le grave, qui développe une puissance d'une étonnante force, un son cristallin dans le registre aigu, même si les notes les plus extrêmes sonnent ténues et d'un volume restreint, ce qui leur confère un aspect très percussif. Le halo sonore a une certaine sécheresse si on le met en parallèle avec la brillance des pianos modernes, Steinway et même Bösendorfer. Sa mécanique, d'une étonnante élasticité dans le délié des sons, favorise un jeu plus détaché que legato, et confère par exemple aux trilles une netteté et une clarté bien différentes de ce à quoi nous sommes habitués. Mais c'est précisément cela que recherche András Schiff, qui mise sur les accents, l'ampleur de la gamme expressive, la palette émotionnelle du langage de Schubert. Le choix de cet instrument est le fruit d'une mûre réflexion sur les caractères intrinsèques de cette musique et la manière de la jouer. La "naïveté désarmante" qu'y voit Brendel est mise à nue : ses secrets chuchotements, son côté imprévisible, ses climats lumineux, même lorsque traversée des convulsions tragiques. 

La captation du piano, dans la salle de musique de chambre de la Beethoven-Haus de Bonn, offre une image proche, sans réverbération, laissant à cette étonnante sonorité toute sa puissance évocatrice, dans le grave notamment. Voici une prise de son bien différente de la manière habituelle. Et pourtant, rien n'est ici contrit. Les divers registres de l'instrument sont magistralement restitués, même spatialement.

Texte de Jean-Pierre Robert

Disponible sur Amazon en CD et MP3

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