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  • Jean-Pierre Robert
  • Musique

Opéra : La lumière irradiante d'Ariane et Barbe-Bleue au Capitole

Ariane et Barbe Bleue 1
Sophie Koch, Ariane - ©Cosimo Mirco Magliocca

  • Paul Dukas : Ariane et Barbe-Bleue, conte musical en trois actes. Livret de Maurice Maeterlinck
  • Sophie Koch (Ariane), Vincent Le Texier (Barbe-Bleue), Janina Baechle (La Nourrice), Eva Zaïcik (Sélysette), Marie -Laure Garnier (Ygraine), Andrea Soare (Mélisande), Erminie Blondel (Bellangère), Dominique Sanda (Alladine), Pascal Gardeil (Un Vieux Paysan/Voix au lointain), Bruno Vincent (Premier Paysan), Thierry Vincent (Second Paysan), Dongjin Ahn (Alfredo Poesina), Laurent Labarbe (Voix au lointain)
  • Nicoletta Cabassi, Juliette César, Cécile Mauclair, Frida Ocaompo, Léa Perat, Sophie Planté, danseuses
  • Eva Bossaert, Sylvie Clanet, Elfi Forey, Paula Espinoza, Marine Jardin, Fanny Kuhn, figurantes
  • Chœur du Capitole
  • Orchestre national du Capitole, dir. Pascal Rophé
  • Mise en scène, décors, costumes et lumières : Stefano Poda
  • Paolo Giani, collaborateur artistique
  • Théâtre du Capitole, Toulouse, jeudi 4 avril 2019 à 20 h
  • Et les 9, 12 avril 2019 à 20 h & 14 avril à 15 h 

Aussi incroyable que cela puisse paraître, Ariane et Barbe-Bleue, un de joyaux de l'opéra français, entre au répertoire du Théâtre du Capitole. Un événement qui se double d'un autre : la prise du rôle titre par Sophie Koch, phare de ce drame singulier, un des plus généreux et éprouvants de l'opéra français. Et nul doute une des raisons de sa rareté à la scène. La présente présentation, magistrale par un savant travail d'esthétique de la lumière, achève de faire de ce spectacle un des points forts de la saison lyrique hexagonale.

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Paul Dukas, musicien aussi perfectionniste que parcimonieux dans ses compositions, n'aura écrit qu'un seul ouvrage lyrique. Qui devrait lui mériter autant de louanges que sa Symphonie ou son fameux Apprenti sorcier. Comme le Pelléas et Mélisande de Debussy, Ariane et Barbe-Bleue est écrit sur un texte de Maurice Maeterlinck. À la différence près que le poète belge l'a conçu ici pour être mis en musique. Ce ''conte musical'', créé en 1907 à l'Opéra Comique, mêle librement mythologie grecque et conte de Perrault, pour une trame gorgée de symbolisme. Ariane et sa nourrice se sont vues remettre les clés des sept portes du château de Barbe-Bleue. Six d'entre elles ouvrent sur des trésors de pierres précieuses, mais la septième ne doit pas être utilisée. Bravant l'interdit, Ariane force cet ultime sésame et découvre la plainte des précédentes femmes de Barbe-Bleue emmurées dans les souterrains. Dès lors, elle va s'attacher à les ramener à la lumière et les libérer du joug de leur maître. Mais lorsque celui-ci s'en revient, défait sous la vindicte de paysans, il est délivré par les femmes et Ariane elle-même qui panse ses blessures. Ariane les invite à la suivre, mais elles refuseront d'aller vers la lumière salvatrice. Ariane s'en retournera seule, ayant échoué à les libérer de leurs peurs. Drame du refus de la soumission comme de celui de se libérer soi-même, mais aussi de l'incommunicabilité. Car s'il ''faut désobéir quand l'ordre est menaçant et ne s'explique pas'', on ne saurait imposer la liberté à qui ne la veut pas et ne saurait encore l'assumer. Il y a dans ce drame beaucoup de choses exprimées à demi-mot, trait caractéristique de la poétique de Maeterlinck. À part celui d'Ariane, les personnages sont à peine dessinés, les cinq femmes, la Nourrice, et jusqu'à Barbe-Bleue lui-même qui n'a de répliques qu'au Ier acte. Tout va être ''dit'' par la musique, d'une rare puissance. Un déséquilibre dramaturgique au profit de la symphonie, bien à l'opposé des intrigues opératiques habituelles, où n'effleure ici pas même quelque histoire de cœur. Comment dès lors donner vie théâtrale à cette grande et belle œuvre, débusquer les images, les idées surtout que recèle la musique et ses secrets ?

Ariane et Barbe Bleue 2
Acte II - ©Cosimo Mirco Magliocca

La régie de Stefano Poda, qui signe également décors, costumes et éclairages, s'inscrit dans le moule symboliste qu'il pousse jusqu'à l'évidence : celui de la quête de la lumière, à travers le labyrinthe des forces contraires. Deux angles d'attaque qui restaurent l'espace théâtral et redonnent poids à tous les personnages, singulièrement celui de Barbe-Bleue. L'action s'inscrit d'abord dans le décor frontal d'un mur blanc en forme de bas-relief antique, percé des sept portes auxquelles on accède par de myriades de marches. Avant même que ne débute le prélude musical, une des femmes de Barbe-Bleue, Alladine, montre un attachement non dissimulé envers le maître des lieux. Son personnage muet prendra par la suite une grande importance. Le décor de muraille, s'éloignant vers le fond, découvre des raies lumineuses au sol de forme labyrinthique. Sur lesquelles s'inscrira, à l'acte II, un vrai labyrinthe de parois translucides, où Ariane cherchera à mieux découvrir les autres épouses et à les emmener vers la lumière, c'est-à-dire la découverte de soi. L'idée du fil d'Ariane est ici clairement reprise. Une blancheur luminescente s'oppose au côté caverneux des souterrains, où les didascalies indiquent que sont recluses les femmes : bel effet de contraire, qui ne diminue pas l'impression d'oppression. Un habile jeu en miroir placera même, à un moment, Ariane au centre, juchée sur une sorte de piédestal, au-dessus du labyrinthe et d'un Barbe-Bleu comme encagé : symbole d'une victoire recherchée sur l'homme, peut-être pas encore réellement acquise. Et judicieuse illustration qui redonne de l'épaisseur dramaturgique à un personnage en réalité absent de la scène pendant cet acte. Lorsqu'il réapparaît au dernier, alors que la blancheur de son costume laisse apparaître quelques souillures noires, ce poids, il l'impose par la seule gestique et l'intensité du regard. Comme si le chant n'était ici plus nécessaire.

Une vraie continuité dramatique anime la mise en scène au point que les trois actes semblent ne former qu'un tout indivisible. L'allégorie de la quête de la lumière dont la puissance de l'éclat va jusqu'à effrayer les épouses à la fin de l'acte II et les amène à se blottir les unes contre les autres autour d'Ariane, attitude dans laquelle elles apparaissent au début du suivant, en est une des forces. L'esthétique en est une autre, véritable déclinaison de mille nuances de blanc. Elle souligne encore avec à propos quelques traits renforçant l'explicitation du texte : des figurantes et des danseuses pour signifier les comportements contradictoires des épouses – et prosaïquement animer ce qui frôle souvent le statique d'un texte un peu lisse ; un infléchissement du blanc vers le noir dans les costumes, alors que progresse chez les épouses l'idée du refus de la libération et de renoncement à se détacher de l'existant. Ne symbolisent-elles pas : « le démon de l'habitude qui fait préférer les souffrances que nous connaissons aux joies que nous ne connaissons pas », selon l'analyse d'Olivier Messiaen. La régie se resserre encore à l'acte III dans une succession d'images d'une singulière intensité : les épouses se parant des bijoux dans une apparente insouciance, puis prises de panique à l'annonce du retour de Barbe-Bleue, qu'elles délivrent de ses chaînes, réconfortent et soutiennent ; puis peu à peu s'en retournant par la 7ème porte, accueillies par un maître ayant repris ses forces et ses esprits, affectueux même envers Alladine, la dernière à en franchir le seuil. Tandis que la Nourrice la referme avec précaution, Ariane, restée seule, s'avance interrogative dans un halo de lumière, tandis que se réinstalle la pénombre alentour : tout est rentré dans l'ordre, la blanche lumière s'est évanouie, et Barbe-Bleue n'a sans doute pas été vaincu. Mais n'était-il pas de son devoir de tout tenter pour l'émancipation de ses sœurs esclaves ?

Ariane et Barbe Bleue 3
Dominique Sanda, Alladine, Erminie Blondel, Bellangère, Andrea Soare, Mélisande, Sophie Koch, Eva Zaïcik, Sélysette, Janina Baechle, La Nourrice, Marie-Laure Garnier, Ygraine - ©Cosimo Mirco Magliocca

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Ce conte est défendu par un personnage, Ariane, hors norme dans la littérature opératique, sorte d'Isolde française. Sophie Koch en livre un portrait d'une vérité scénique et vocale prodigieuse. Le rôle tire avantage de son timbre de mezzo soprano, qui vire même au bas mezzo, forgé par la proximité avec les rôles wagnériens et straussiens. Car il épouse magistralement le style d'arioso cantabile favorisé par Dukas, une déclamation ample et tendue, et ménage le vaste ambitus comme les contrastes d'une partie sans cesse sollicitée, qui flirte avec des aigus redoutables. Exigeant « une puissance démesurée », souligne-t-elle. Surfant sur un orchestre souvent dense et fortissimo qui, plus que dans Pelléas et Mélisande, éprouve la voix sans ménagement. Koch y ajoute une diction remarquable et un phrasé qui la désignaient pour assumer ce rôle écrasant où se sont illustrées hier Germaine Lubin, et plus près de nous, Françoise Pollet ou Deborah Polaski. Avec un sûr sens de la scène dans la noblesse des attitudes et l'intériorité du jeu. Un coup de maître ! Janina Baechle prête à La Nourrice les accents graves de son superbe contralto, et défend un rôle de veilleur actif. Vincent Le Texier, Barbe-Bleue, compense largement par une réelle présence ce qui est refusé vocalement au personnage, et parvient presque à résoudre l'énigme de son ambivalence, violent mais aimant ; un autre point fort de la régie de Poda. Des épouses, on distinguera la soprano éthérée d'Andrea Soare, Mélisande, et le joli mezzo d'Eva Zaïcik, Sélysette. L'actrice Dominique Sanda qui s'est si magistralement illustrée à l'écran (''Une femme douce'' de Robert Bresson, ''1900'' de Bertolucci), donne une rare épaisseur à Alladine, la préférée du maître, apportant une consistance inattendue aux valses hésitations de ses consœurs. Le Chœur du Capitole se tire d'affaire vaillamment, en particulier lors de ses interventions dans les hauteurs de la salle, apportant un supplément d'effroi à la révolte des paysans.

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Acte III, Janina Beachle, Sophie Koch,Vincent Le Texier, Barbe-Bleue, Eva Zaïck - ©Cosimo Mirco Magliocca 

Pour ce qui est assurément un chalenge, l'Orchestre du Capitole s'approprie avec bonheur cette musique géniale par son opulence, où Dukas « diamante l'orchestration », pour reprendre le mot de Messiaen, son flux continu, ses contrastes francs, ses accords d'un éclat magnifique, ses d'harmonies d'une richesse inouïe, ses chromatismes générateurs de tension. Une musique qui porte les personnages, même si elle les domine parfois. Et se pare de motifs récurrents pour tracer qui un lieu (le château mystérieux et menaçant), qui des personnages (l'énergie qui sous-tend celui de Barbe-Bleue, l'élan caractéristique d'Ariane, scandé aux cuivres, symbolisant l'aspiration vers la lumière). Car elle est comme lumière jaillissante. Ainsi dans la scène de l'ouverture des portes découvrant autant de pierreries, ou lors du bris du vitrail à la fin de l'acte II, qui délivre une irrépressible ascension vers la clarté, ou encore tout au long de la fabuleuse progression du dernier vers une rédemption espérée. Dans ce foisonnement sonore, le chef Pascal Rophé se laisse parfois déborder par son sujet, se cantonnant à l'occasion dans un mezzo forte qui n'assure pas toujours à chaque repli de la partition ses infinies nuances, et donnant à la symphonie des contours presque wagnériens dans les tuttis. Péché d'optimisme qui ne gâte pas la singularité de l'art de Dukas, dont la liberté de ton et la profusion de couleurs éclatent à chaque mesure.

Texte de Jean-Pierre Robert

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