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  • Jean-Pierre Robert
  • Musique

Opéra : la Gioconda à La Monnaie ou six personnages en quête d'anéantissement

La Gioconda LaMonnaie Bruxelles 1
©Baus

  • Amilcare Ponchielli : La Gioconda. Melodramma en quatre actes. Libretto : Arrigo Boito
  • Béatrice Uria-Monzon (La Gioconda), Silvia Tro Santafé (Laura Adorno), Jean Teitgen (Alvise Badoero), Ning Liang (La Cieca), Stefano La Colla (Enzo Grimaldo), Franco Vassallo (Barnaba), Bertrand Duby (Zuàne & Un pilota), René Laryea( Un cantore), Roberto Covatta (Isèpo), Bernard Giovani (Un Barnabotto/Una voce), Alejandro Fonté (Una voce)
  • Chœurs d'enfants et de jeunes de La Monnaie
  • Chœurs et Orchestre Symphonique de La Monnaie, dir. Paolo Carignani
  • Mise en scène : Olivier Py
  • Pierre-André Weitz : décors et costumes
  • Bertrand Killy : éclairages
  • Martino Faggiani : chef des chœurs
  • Théâtre de La Monnaie, Bruxelles, vendredi 8 février 2019 à 19 h
    www.lamonnaie.be 

Rarement donné, l'opéra La Gioconda de Ponchielli revient à La Monnaie dans une production audacieuse signée Olivier Py. Là où l'on pense assister à un opéra à grand spectacle dans une Venise parée de mille atours, aussi ensoleillée que ses flots sont mouvants, Py donne à voir la noirceur d'une cité corrompue et peuplée de personnages avilis, proches de l'anéantissement, singulièrement d'un traitre ivre de mal absolu. Difficile de penser moins illustratif au premier degré. Et pourtant, il y a là un spectacle fascinant par sa cohérence, comme sait en proposer La Monnaie. Et une interprétation musicale de haute tenue.

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La Gioconda est un opéra atypique. Créé en 1876, à La Scala, et plusieurs fois remanié, il sera le grand œuvre de son auteur, Amilcare Ponchielli (1834-1886), et sans doute sa seule production lyrique à passer à la postérité. Si elle s'inspire de la pièce de Victor Hugo, Angelo, tyran de Padoue, la trame en est librement adaptée par Arrigo Boito. Le librettiste, qui donnera à Verdi Othello et Falstaff, conçoit une intrigue plus portée sur des tribulations sentimentales que sur une vision grandiose, et édulcore ce qui chez Hugo ressortit à la sphère politique. Il la déplace temporellement et géographiquement, de Padoue, au XVIème siècle, à la Venise du XVIIème. Et porte l'attention sur le personnage titre, voulue comme incarnation de l'éternel féminin, et qui confrontée au mensonge, sacrifie sa vie pour préserver celles d'une rivale en amour et de l'homme qu'elle aime. Une intrigue à six personnages : une chanteuse, Gioconda, convoitée par un traitre, Barnaba, et jalouse de la femme d'un puissant, Alvise, aussi bien qu'amoureuse d'un proscrit, le noble banni, Enzo, qui aime sa rivale, Laura, renonce à se venger parce qu'elle reconnaît en cette dernière celle qui naguère sauva sa mère, La Cieca. Elle se suicidera pour échapper au traître à qui elle s'était imprudemment promise. L'idée est de donner consistance à des figures passionnées, mais également de brosser la grande fresque, comme en fournissait alors l'opéra français de Halevy ou de Meyerbeer, assortie de l'indispensable ballet. Ce sera celui de la « Danse des Heures ». Ponchielli a conçu un « dramma » de quatre actes, au lieu de trois chez Hugo, mélange de scènes d'ensemble et de situations intimistes, pétri de contrastes et d'un indéniable impact dramatique, offrant des personnages hauts en couleurs soumis à une extrême endurance vocale. En fait, la pièce ne se conçoit que par le spectaculaire de sa présentation et l'incandescence de sa distribution vocale.

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Ning Liang (La Cieca), Béatrice Uria-Monzon (La Gioconda), Franco Vassallo (Barnaba), Jean Teitgen (Alvise), Stefano La Colla (Enzo) - ©Baus

Le spectaculaire visuel est là. Mais pas dans le sens où on le pense. Il est diverses manières d'appréhender cette histoire. Olivier Py choisit de la traiter surtout à travers la figure politique du tyran jaloux et criminel, Barnaba. Et ainsi de s'inscrire dans les pas de Victor Hugo, qui s'est lui-même souvenu de Shakespeare. Et d'adopter un angle de lecture sombre : une Venise dépravée, où le soleil ne perce plus, peuplée de personnages confinant souvent à des pantins. Vision cauchemardesque. Une Venise « qui invite à une méditation sur le mal », estime-t-il. Où règne « un parfum de fête nocturne et de décomposition ». Il le fait en usant de la symbolique du grotesque, à travers le prisme du carnaval devenu plus caustique qu'aguichant, avec ses masques effrayants, en particulier de clown noir et blanc mêlé d'Auguste triste. À y regarder de près, Py et son acolyte Pierre-André Weitz, aux décors et costumes, empruntent à Boito lui-même et à une de ses nouvelles, Le Fou noir, qui met en scène deux joueurs d'échecs, l'un noir, l'autre blanc. Dès l'Ouverture, on assiste à une curieuse pantomime de figures noires dont se détache l'une d'elles coiffée d'une sorte de tête de clown blanc aux lèvres rouges dévorantes. Ce masque, qui passera entre d'autres mains au fil de l'action, au point de devenir, au dernier acte, une immense tête effrayante, posée sur le flanc, d'un œil duquel s'extirpera Barnaba, venu chercher son dû, l'amour de Gioconda. Parti pris si appuyé qu'on frôle presque le grand-guignol. Mais au théâtre, ne faut-il pas souligner le trait. Le public bruxellois, qui en a vu d'autres, et reste ouvert à de telles propositions, ne cille pas. Il faut dire que la machine fonctionne bien : une animation constante envahit le plateau et en vient à le déborder jusque vers le cadre de scène où plus d'un personnage vient s'adosser. Le dispositif décoratif est imposant, fait de morceaux de décors noirs bruts descendant des cintres ou disposés en entonnoir, comme ce fut le cas dans Les Dialogues des carmélites au Théâtre des Champs-Elysées, des mêmes auteurs. Astucieusement, ledit décor se divise en six cases, correspondant aux six personnages essentiels voulus par le musicien. La scène recouverte d'un fond d'eau permet des effets aquatiques originaux, en particulier lors des scènes de ballet, notamment de celui la ''Danse des heures''. Dommage que celui-ci se transforme en une enivrante bacchanale, d'abord procession de cercueils, laissant place à une scène de viol collectif dont on ne nous refuse aucun détail. Et que des lumières soudain multicolores, vert, rouge violet, substituent des éclairages ailleurs si pertinents ; clin d'œil au film Fantasia de Walt Disney ?

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Jean Teitgen, Silvia Tro Santafé (Laura) - ©Baus

Cette façon de jouer à l'envi du climat lugubre, d'appuyer sur le noir, des costumes, ou des cercueils, dans l'un desquels la pauvre Laura sera contrainte de s'allonger pour ingurgiter le poison que son aimable époux Alvise lui aura administré, devient peut-être envahissante à la longue. Mais met en abîme l'idée de l'anéantissement de tout un chacun ici. Que le vil Barnaba, ce tyran vénitien, va programmer en bonne et due forme. Sous une apparence de traître de comédie, le personnage est plus pensé qu'il y paraît. Préfiguration du Iago verdien. Sa manigance est construite par petites touches jusqu'au délire morbide final. L'autre figure peu sympathique qu'est Alvise est tout autant brossée de noirceur. Et même l'amant, le beau ténor, en vient à n'inspirer aucune séduction. Les dames sont tout aussi portraiturées avec soin. Gioconda, muée ici en cantatrice, prend une dimension dramaturgique burinée, tout comme sa rivale Laura, elle-même confrontée au mensonge. Le duo vengeur des deux femmes rivales, au IIIème acte – une figure obligée d'opéra – restera un moment d'anthologie jusque dans la volte-face finale qui les voit réunies contre le même adversaire. Schéma de répulsion-attirance, de rivalité-reconnaissance. Quant à la figure de la mère aveugle, La Cieca, une des originalités de cet opéra, elle est ici d'une grande justesse.

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Béatrice Uria-Monzon ''Suicidio!'' (acte IV) - ©Baus

Le spectaculaire pour l'oreille est aussi au rendez-vous. L'aspect exacerbé de la régie semble avoir migré vers l'interprétation musicale. Car la direction de Paolo Carignani se place aussi dans une optique de soulignement. On a vu dans La Gioconda une sorte de trait d'union entre les grands Verdi (antérieurs à Othello et Falstaff) et le vérisme de Cilea ou de Mascagni, par exemple. La façon dont Carignani traite la mélodie et le rythme s'approche de ce dernier genre. Ne ménageant pas ses forces pour rendre lisible la complexité d'harmonies souvent audacieuses, d'associations de timbres inhabituelles, et maintenir haut le ressort dramatique. On le perçoit dans les airs ou les duos, tel celui opposant Gioconda et Laura au IIIème, dont les lignes de chant sont comme asservies à une déclamation qui ne cherche pas à coller à l'accompagnement et prend même quelques imperceptibles libertés avec la justesse. Dans les ensembles, Carignani montre une sûre science des équilibres, ces concertatos aux nombreux rebondissements, tel celui final de l'acte III, qu'il anime d'une indéniable pulsation. L'Orchestre Symphonique de La Monnaie répond avec fougue, nuances et couleurs.

Si dans Il Trovatore, Verdi exige quatre voix cardinales et d'égale importance, La Gioconda en réclame pas moins de six, une dans chaque tessiture, un fait sans doute unique à l'opéra, et que Ponchielli utilise souvent dans l'extrême supérieur du registre. La contralto chinoise Ning Liang fait une poignante incarnation de La Cieca, menant le rôle au premier plan. Les mélismes bien sonores du timbre de mezzo de Silvia Tro Santafé confèrent fière allure à Laura Adorno, poussés à leurs limites expressives à l'heure du duo avec le personnage titre. De celui-ci, Béatrice Uria-Monzon offre un saisissant portrait : le timbre de soprano Falcon lui permet d'affronter une partie fort périlleuse, aux écarts creusés d'un bout à l'autre du registre. Un rôle dramatiquement exigeant aussi, illustré par Maria Callas, que la française saisit dans ses diverses facettes, de l'amante bafouée sacrificielle à la femme résolue à ne pas tomber dans les filets du tyran Barnaba. Son air ''Suicidio!'' est un modèle de goût. Le traître Barnaba, Franco Vassallo le peaufine plus vil que mauvais, par une voix de baryton corsée, là encore confrontée à des quintes aiguës redoutables, et par une présence qui sait ne pas trop s'en tenir au premier degré de la méchanceté. Jean Teitgen, de sa basse tonitruante, usée avec peu de vibrato et bardée d'aigus lancés pleine force, campe un Alvise tout de dureté. Reste Enzo Grimaldo, dont le ténor Stefano La Colla donne une vision monolithique dans le jeu et l'émission vocale. L'air emblématique ''Cielo e mar!'', exécuté avec brio, ne résume pas, à lui seul, un rôle qui demande autre chose que des contre Ut assénés fortissimo. Les Chœurs de La Monnaie soumis à rude épreuve, montrent un beau talent pour donner vie aux scènes de foule, si déterminantes dans cet opéra. 

Texte de Jean-Pierre Robert                

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