Une éblouissante Flûte enchantée pour les 70 ans du Festival d'Aix
© Pascal Victor/Artcompress
- Wolfgang Amadeus Mozart : Die Zauberflöte. Singspiel en deux actes. Livret d'Emanuel Schikaneder
- Dimitry Ivashchenko, Stanislas de Barbeyrac, Kathryn Lewek, Mari Eriksmoen, Thomas Oliemans, Christian Immler, Judith van Wanroij, Rosanne van Sandwijk, Helena Rasker, Lilian Farahani, Bengt-Ola Morgny, Trystan Llŷr Griffiths, Geoffroy Buffière. Trois membres du Knabenchor der Chorakademie Dortmund
- Chœur et orchestre de l'Ensemble Pygmalion, dir. : Raphaël Pichon
- Mise en scène : Simon McBurney
- Grand Théâtre de Provence, le 14 juillet 2018, et jusqu'au 24 juillet
www.festival-aix.com
Il est bien des manières de monter l'ultime opéra de Mozart. La Flûte enchantée est un monde en soi, croisant registres et genres, de la féérie et de la morale, de la comédie populaire et du théâtre de tréteaux. Un monde qui renferme bien des symboles, à commencer par la composante maçonnique. Les grandes productions sont celles qui unissent ce foisonnement d'éléments. Pour ce millésime anniversaire, le festival d'Aix-en-Provence reprend celle initiée en 2014, qui parvient à une symbiose frôlant l'idéal. Sous des apparences de désarmante simplicité, elle émeut au plus profond.
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Le metteur en scène Simon McBurney remet l'ouvrage à plat en partant du principe que musique et dramaturgie sont indissolublement liées. D'où l'idée de placer l'orchestre au même niveau que la scène, étagé en éventail. Deux boîtes à malices de part et d'autre du plateau serviront à concocter les effets, si importants dans cette œuvre : les bruitages bien sûr, tonnerre mais aussi grincements et autres bruits de la nature, et par ailleurs, un illustrateur vidéo pour modeler en direct d'amusants dessins, comme les contours de la montagne ou quelque animal bizarre, complétant des projections au premier plan, tel le faramineux serpent poursuivant Tamino d'entrée de jeu. Vide de tout accessoire, le plateau est réduit à une plateforme faisant office, qui d'aire de jeu, qui de gigantesque table de conférence lors des échanges entre Sarastro et ses adeptes au début de l'acte II. Une plateforme elle-même en constante mutation : une pente vertigineuse sur laquelle glissent les personnages, ou toit découvrant des dessous inquiétants où évoluent la Reine de la nuit et ses sbires. La symbiose entre plateau et fosse s'impose d'emblée : les musiciens échangent sur le premier dès avant les premières notes de l'ouverture, ou se détachent de la seconde pour aller soutenir tel chanteur. On n'oubliera pas de sitôt la jeune flûtiste faisant équipe avec Tamino pour charmer les bêtes sauvages - qui n'ont rien ici du ridicule défilé qu'on a souvent l'occasion de subir -, ou encore le pianofortiste jouant le Glockenspiel pour le compte d'un Papageno ravi. Les traits délicieux de cette sorte abondent au fil du spectacle, aussi simples qu'émouvants : le petit parapluie déglingué que Papageno offre pour soutenir une Pamina fragile, l'escabeau en fer blanc dont celui-ci ne se départit jamais, quitte à se réfugier sur son plateau supérieur pour tenter d'échapper à quelque danger imminent, et surtout cette nuée de feuilles de papier frémissantes mues par moult petites mains, pour donner vie à une volée d'oiseaux. Avec trois fois rien, n'approche-t-on pas l'essentiel ? Non que la technologie la plus pointue ne soit pas aussi à l'œuvre. Ainsi de la visualisation des deux épreuves du feu et de l'eau : un embrasement général avec crépitements, une inondation au milieu de laquelle nagent nos deux initiés.
© Pascal Victor/Artcompress
La tonalité générale n'est pas à la féérie façon « magic flute ». Papageno est moins histrion que d'ordinaire, un brin tragique, attendrissant. Car selon McBurney, « même les plaisanteries ont leur part de gravité ». Témoin, la scène où l'oiseleur est censé savourer un repas longtemps désiré : pas de pantalonnade convenue, mais là encore avec peu de choses - une bouteille et trois poireaux - tout est dit. Une note pessimiste affleure aussi, comme ces Trois Garçons affublés en petits vieux faméliques. On les aura vus ailleurs en petits Mozart poudrés ou encore en mini acrobates... Ils ont ici aussi leur part de gravité. Le monde de la Reine de la nuit subit un sort peu enviable : ladite Reine elle-même, vieillarde échevelée, réduite au fauteuil roulant, ses trois Dames fagotées en harpies de service. L'univers dans lequel se meuvent Sarastro et consorts ne souffre pas de grandiloquence et ces derniers portent des habits de tous les jours. Lisible, la symbolique ésotérique aura été subtilement traitée sans rompre cet unique mélange des genres qui fait la force de ce « Singspiel ». Belle image au final : tous sont réunis en éventail, enveloppant les musiciens dans une harmonie retrouvée.
© Pascal Victor/Artcompress
C'est que l'orchestre occupe une place de choix. L'Ensemble Pygmalion, qui compte aujourd'hui parmi les meilleures formations jouant sur instruments d'époque, distille des sonorités d'une fascinante beauté. D'une transparence et d'un raffinement inouïs, car leur chef Raphaël Pichon fait jouer souvent dans le registre de la douceur, réservant l'éclat à de rares occasions et bannissant tout excès dynamique. La fréquentation par le chef et ses forces du répertoire baroque français, mais aussi de la musique germanique, est un indéniable avantage à cet égard. La disposition de l'orchestre permet une rare fusion des timbres, en particulier des vents enveloppant les cordes. Si Pichon use de tempos plutôt mesurés, c'est pour un maximum d'impact. Autre conséquence : le chant n'est jamais forcé. De fait, un air comme « Ach, ich fühl's » de Pamina, à l'acte II, en ressort d'un extrême dépouillement et d'une prégnante émotion. De même celui de Sarastro, « In diesen heil'gen Hallen », dévoile-t-il un hiératisme vrai. Le traitement des chœurs est logé à la même enseigne. Sa distribution est d'une belle cohérence. Stanislas de Barbeyrac est un Tamino de la meilleure eau grâce à un style vocal consommé maîtrisant le flux mozartien avec aisance. Le timbre est généreux et la puissance pas en reste, comme un Peter Schreier naguère. Mélange de droiture et d'élégance, le personnage dégage une aura de grandeur. La Pamina de Mari Eriksmoen respire la lumière et un chant aussi immaculé que poignant. Dimitry Ivashchenko est un Sarastro solide, sans raideur contrite, et son chant est tout de ductilité. Kathryn Lewek prête à La Reine de la nuit des accents d'une belle intensité et une technique se jouant des acrobaties du rôle. Thomas Oliemans, ancien artiste de l'Académie, tout comme sa collègue interprétant Pamina, campe un Papageno plus sage vocalement et moins débonnaire que bien de ses confrères, pourvu d'une pointe de gravité, qui le distingue de la tradition allemande du « Hanswurst ». Pas moins attachant cependant, ce que renforcent une diction plus appliquée et la multitude de traits tragico-comiques imprimés par la régie. Les Trois Dames comme les Trois Garçons font de l'excellent travail de composition, tout comme le Monostatos de Bengt-Ola Morgny, malgré une voix qui ne projette pas suffisamment. Et les Chœurs de Pygmalion défendent haut et fort une réputation déjà bien établie.
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À l'accord final, une clameur éclate de la salle pour saluer un spectacle d'un exceptionnel accomplissement. Bel hommage à une production emblématique de l'ère de la direction artistique de Bernard Foccroulle qui s'achève en cet An 70 du Festival d'Aix. À un directeur qui aura marqué d'une empreinte définitive le grand festival lyrique français, par son immense connaissance de la chose opératique et son engagement pour la jeune génération des chanteurs, à travers le travail de l'Académie du festival. Pour tout cela, un grand Merci !
Texte de Jean-Pierre Robert