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  • Jean-Pierre Robert
  • Musique

Concert : récital de Yuja Wang à la Philharmonie de Paris, au-delà de la virtuosité

Yuja Wang

  • Serge Rachmaninov : Prélude op. 23 N° 5. Étude tableau op. 39 , n° 1, 4 & 5. Étude tableau op. 33, n° 3 & 6. Prélude op. 32 n° 10
  • Alexandre Scriabine : Sonate pour piano N° 10, op. 70
  • György Ligeti : Étude n° 3 «Touches bloquées». Étude N° 9 «Vertige». Étude N°1 «Désordre»
  • Serge Prokofiev : Sonate pour piano N° 8 en si bémol majeur op. 84
  • Yuja Wang, piano

  • Philharmonie de Paris, Grande salle Pierre Boulez, le 12 juin 2018 
    https://philharmoniedeparis.fr

Il fallait l'oser ! Composer une affiche de concert à consonance russe associant Rachmaninov, Scriabine et Prokofiev, et y ajouter une once de György Ligeti fait montre d'une audace peu commune. Sans doute, son seul nom et sa belle réputation auront permis à l'organisateur, Piano ****, de laisser de côté toute frilosité programmatique. On saluera ce choix comme le plaisir d'entendre des œuvres finalement peu jouées qui ne barguignent pas avec la difficulté aussi bien pour l'interprète que pour l'auditeur. Le public nombreux était au diapason à en juger par les ovations recueillies par la pianiste chinoise Yuja Wang, qui vont s'enflammer au fil de la soirée pour atteindre le quasi délire au final.

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Le concert débutait en trombe avec le Prélude op. 23 n° 5 de Serge Rachmaninov, «Alla marcia», et son fameux déhanchement comme son rythme plus qu'énergique sous les doigts de Yuja Wang, et dont l'intermède lyrique médian fort arpégé est tempéré de manière presque évanescente. On possède déjà ce qui va caractériser la manière de la pianiste dans les six autres pièces du compositeur russe, déjà prompt à creuser les contrastes et épancher des humeurs contradictoires : un jeu très pédalé alliant force tellurique et lyrisme exacerbé, une palette immense autorisant des différences dynamiques considérables. Outre le Prélude op. 32 n° 10, évoquant une immense tristesse qui laisse place à un déferlement d'accords puissants et martelés, agissant par amplification, ce sera un florilège d'Études tableau. Composées entre 1911 et 1917, ces pièces affirment elles aussi l'art de l'extrême contraste qui baigne la musique de piano de Rachmaninov et le sens de la concision : ce sont des tableaux miniatures plus que des études au sens technique du terme, et autant d'évocations de l'âme russe. Ainsi des Études tableau de l'opus 39, distillant de sombres atmosphères, traduisant comme une houle (Étude tableau N° 1), un trottinement savant (N° 4), ou développant un vaste ambitus mélodique comme dans les concertos de piano, et cette grande manière éclatante, pour cependant finir sur une coda apaisée ( N° 5). Dans cette succession de morceaux plus que brillants, derniers feux du grand romantisme, Yuja Wang éblouit par un tempérament de feu et de glace.  

Tout autre climat avec la Sonate pour piano N° 10, op. 70 de Scriabine, la dernière qu'il ait écrite. Achevée en 1913, elle appartient à l'ultime période créatrice du compositeur russe, marquée par des recherches poussées et des aspirations de transcendance spirituelle. Atonale, elle se veut un hommage à la nature, au fil de trois parties enchainées où l'on remarque un usage presque immodéré de trilles souvent sauvages. La vision de Yuja Wang montre une souveraine maîtrise de ce langage aux frontières de l'ésotérisme, qui parvient à hypnotiser l'auditoire en instituant le silence absolu. Les trois Études de György Ligeti qu'elle aborde ensuite, avec pour seule pause le temps d'installer une tablette sur le piano, renchérissent dans une sorte d'écriture d'une subtilité et d'un raffinement paroxystiques où l'instrument est traité de manière percussive. Le musicien hongrois (1923-2006) n'a abordé que tardivement l'écriture pour le piano, dans les années 1980. Rares sont les pianistes de renom à s'aventurer sur ces territoires, Pierre-Laurent Aimard excepté. L'Etude N°3, «Touches bloquées», composée en 1985, se signale par des indications telles que ''vivacissimo'', ''sempre molto ritmico'', ''feroce'', ou encore ''impetuoso''. C'est dire, comme le souligne Aimard, que «Ligeti se plait à fixer des challenges à ses interprètes» et exige «qu'ils aient plus de dix doigts». L'Etude N° 9 «Vertige», créée en 1990, multiplie les embuches, gammes chromatiques se chevauchant, sauts impressionnants, vitesse propulsive, requérant des dosages incessants. «C'est vraiment l'horreur... mais comme effet, comme illusion, c'est génial», note Aimard. L'Etude N° 1 «Désordre», dédiée à Pierre Boulez, marquée ''molto vivace'', ''vigoroso'' et ''molto ritmico'', requiert des décalages entre les deux mains et une allure haletante. Yuja Wang semble se jouer de toutes ces aspérités, rendant cette musique d'une réelle lisibilité. Chapeau !

Il faut l'entracte pour reprendre son souffle avant d'entonner la Sonate N° 8 de Serge Prokofief. Créée par Emil Gilels à Moscou fin 1944, elle était une des pièces de choix du répertoire de son confrère Sviatoslav Richter. Qui aura ce mot : «C'est la plus riche de toutes les sonates de Prokofiev... Elle est quelque peu lourde à saisir, mais lourde de sa richesse, comme un arbre qui ploie sous le poids des fruits». Dernière des trois sonates dites de guerre, cette vaste partition n'est pas d'un abord aisé, conjuguant là encore les extrêmes : une écriture on ne peut plus virtuose, comme l'était son pianiste auteur, mais aussi un lyrisme diffus, et bien sûr une rythmique forcenée. La sonate débute par un «Andante dolce», discret comme une pièce de Schubert, avant de s'animer jusqu'à un rythme de danse primitive qui fait figure de Leitmotiv. Le jeu de Wang surprend par sa palette très étendue, déjà remarquée dans le Rachmaninov du début, ce qui a tendance à déplacer la poétique du morceau, impression renforcée par l'usage important de la pédale. L'«Allegro sognando» médian livre sa petite mélodie comme effleurée, d'une délicatesse presque trop exquise. Enfin, le «Vivace» conclusif retrouve son poids alors que Wang renonce à la pédale ici, laissant à la puissance presque agressive de ce passage tout son impact. La sonate se termine dans une bouffée d'optimisme. Une interprétation qui se démarque crânement de la manière russe, d'une technique époustouflante, mais dont la vision d'ensemble surprend, éloignée de l'aspect «symphonique» qu'on a souvent voulu voir dans cette sonate. 

Le public, peu avare d'ovations, se verra gratifier d'une salve de bis généreux, alignant pêle-mêle des morceaux de Rachmaninov, de Bizet - la «Carmen Fantaisie» dans l'arrangement de Vladimir Horowitz - d'une phénoménale poigne ici, de Schubert (un Lied sans paroles), de Prokofiev fort rythmé, de Chopin légèrement maniéré… On se sépare en applaudissant toutes ces performances de la jeune chinoise aux doigts d'or et aux vêtures somptueuses et pailletées. 

Texte de Jean-Pierre Robert            

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